Rencontre avec Alain Lachartre, créateur de l'agence d'édition publicitaire Vue sur la ville
Crédits photos Cécile Dessailly et Alain Lachartre
Le Conte Allure de Chanel illustré par Walter Minus, 1996
Quand as-tu créé Vue sur la ville ?
Après l’agence MBC, j’ai travaillé quatre ans à l’agence Grey où on m’a confié, entre autres, le budget des chewing-gums Malabar. C’était assez amusant. J’étais en charge de leur identité graphique et de la conception des aventures du personnage.
Puis, fort du succès de « Objectif pub », je me suis senti le courage de me lancer dans une nouvelle aventure. C’est alors que j’ai rencontré ma future associée, Martine Parker-Landon, avec laquelle nous avons fondé « Vue sur la ville » en 1988 (au passage, excellent nom trouvé par Jean-Luc Fromental). Notre Logo fut dessiné par Jean-Philippe Delhomme. Nos locaux situés au 6eme étage d’un immeuble du Marais avait une grande terrasse, et une vue quasiment de 360° sur Paris. Une nouvelle vie professionnelle s’est alors annoncée, tournée vers l’édition, le dessin, l’illustration et la communication. Notre bureau n’a jamais été une agence publicitaire au sens où on l’entend généralement, mais un atelier de créateurs d’éditions publicitaires.
Logo Vue sur la ville, Jean-Philippe Delhomme
En quoi cela consistait-il ?
Notre activité consistait à concevoir et à produire des livres ou objets éditoriaux destinés à promouvoir une marque ou un produit, et ceci presque toujours dans l’univers du luxe français. Certaines réussites sont venues du fait que nous travaillions en circuit très court, directement avec des responsables au plus haut niveau des maisons, nous permettant d’échanger avec des créateurs tels que Jacques Helleu (directeur artistique de Chanel), Jean-Paul Goude, Philippe Starck, Pierre Gagnaire, et d’aboutir très vite à un projet ambitieux, hors norme. Nous associons ensuite des illustrateurs tels Le-Tan, Delhomme, Tardi, Mattotti, Tardi, Avril, Floc’h et bien d’autres, ainsi que des photographes comme Bloch-Lainé, Ian Patrick, Frank Dieleman, Yves Duronsoy…
L’édition est un monde d’exigence. En fin de parcours, toute notre attention était en permanence portée sur les pièges techniques – couleur, format, traitement du papier, coquille … - qui pouvaient se poser et aux ratés qui jusqu’aux derniers instants auraient pu gâter l’excellence que nous souhaitions atteindre. Par exemple imprimer un or en offset sur certains papiers donne une couleur moutarde et il faut donc trouver une autre solution technique, et dans l’urgence, sinon c’est la catastrophe. Je me souviens, sur un projet, d’une faute d’orthographe que nous avions laissé passer sur un titre en anglais qui figurait sur une page de l’ouvrage imprimé. Nous avons dû trouver une parade dans la journée sans avoir l’obligation de tout réimprimer.
Dossier de presse réalisé pour Chanel Joaillerie
Quand et comment l’agence a-t-elle vraiment démarré ?
Nous avons presque démarré de zéro. Alors que l’agence peinait à trouver son envol, Nicole Contencin – ma complice rédactrice conceptrice – m’a appelé début 1990 pour me proposer de travailler avec elle sur une action éditoriale lors du lancement du parfum « Egoïste ». Chanel souhaitait faire appel à un DA connaissant parfaitement bien la bande dessinée. Par chance, quelques années plus tôt, j’avais demandé à Jean-Paul Goude d’écrire la préface de mon livre « Objectif pub ». Chanel nous a donc engagés pour cette première commande, début d’une longue collaboration qui a duré près de 20 ans.
Catalogue Le Bon Marché illustré par Jean-Philippe Delhomme
Avec ce tremplin offert par les parfums Chanel, de nombreuses autres marques prestigieuses nous ont sollicités : les champagnes Veuve Clicquot, Taittinger, Piper et Charles Heidsieck, les parfums Givenchy, Kenzo ou Yves Saint Laurent, Renault, Canal+, Le Printemps, Le Bon Marché et sa célèbre épicerie, l’Hôtel Ritz, le Crillon… Nous étions devenus une « bonne petite adresse ».
Peux-tu nous montrer quelques-uns de tes travaux les plus emblématiques ?
Le principe même de l’agence consistait à créer des éditions uniques, conçues spécifiquement pour un projet, ce qui explique la diversité et la singularité de ce que je vais te montrer. Tout devait être réinventé à chaque nouvelle commande. L'expérience acquise de mon métier précédent et mon amour du dessin, du design graphique, de l’architecture de papier ont joué un rôle essentiel, de même la grande maîtrise technique de Martine qui faisait merveille.
Tardi – Chanel
Comme je te le disais, j’avais rencontré la maison Chanel pour la réalisation du dossier de presse à l’occasion du lancement du parfum pour homme « Egoïste ». Jacques Helleu souhaitait que soit réalisée une bande dessinée. Après lui avoir montré plusieurs maquettes, l’une d’entre elles a retenu son attention. Ensemble, nous sommes tombés d’accord pour faire appel à Tardi. L’idée d’un motard traversant Paris dans la nuit pour apporter à d’heureux initiés un flacon de parfum le séduit et il illustra le dossier de presse sous la forme d’un polar olfactif. Une quinzaine de dessins fut réalisée à la plume et en aplats à l’encre de Chine nets en noir et blanc, accompagnés en impression d’un beau gris chaud, sous une couverture noire brillante.Je me souviendrai longtemps de la timidité manifestée par Jacques Helleu, magnifique esthète qui connaissait le monde entier, lorsque je lui ai présenté Tardi pour la première fois. C’était très émouvant !
Pierre Le Tan – Chanel
Ce livre a été conçu pour accompagner le lancement du film publicitaire du parfum « Coco » que venait de réaliser Jean-Paul Goude, avec Vanessa en oiseau de paradis se balançant dans sa cage. Pour illustrer l’ouvrage de façon merveilleuse, l’idée est venue de faire appel à Pierre Le-Tan avec qui j’avais déjà travaillé pour Monoprix et Renault et dont l’élégance du trait s’adaptait parfaitement à l’ambiance intimiste et onirique du film. Pour magnifier encore plus l’ouvrage, nous avons proposé de réaliser la cage en pop-up, un vrai tour de force surtout dans le très court délai qui nous était imparti. Pour mettre en valeur la finesse du trait à la plume et des couleurs aquarellées, nous avons choisi un papier texturé, mat et très légèrement ivoire. Cette édition fut publiée à deux mille exemplaires et en quatre langues. Il paraît qu’elle est aujourd’hui très recherchée par les collectionneurs…
Il y a beaucoup de livres à système, parfois très élaborés comme ce pop-up de Pierre Le Tan…
Ces ouvrages très élaborés à faible tirage étaient destinés à un public exigeant, archi comblé et sollicité de toutes parts, ce qui est notamment le cas des rédactrices en chef des grands magazines de mode internationaux. Il fallait donc séduire et se démarquer. C’est pour cela que je proposais toujours des idées un peu décalées, comme un retour à l’enfance, une vision poétique. Les livres à système répondaient parfaitement à cet objectif. Nous avons reçu de nombreuses récompenses pour plusieurs de ces collaborations, notamment trois fois le Prix au festival de BD d’Angoulême, trois fois la Médaille d’Or de la meilleure édition publicitaire européenne (deux fois pour Chanel et une fois pour Canal +) et plusieurs Clio Awards à New York pour les champagnes Piper, Charles Heidsieck et Chanel joaillerie.
Pop up réalisé d'après un dessin de Lorenzo Mattotti et brochure illustré par Philippe Petit-Roulet pour le lancement d'une édition limité Kenzo de Twingo (1995)
Tout cela devait avoir un coût ?
Nous n’avions pas toujours de gros budgets comme on pourrait s’y attendre. Il fallait souvent trouver des solutions astucieuses pour rester dans l’enveloppe sans dépasser le budget de départ. Nous avions adopté un calcul simple : pour le budget dont nous disposions pour une campagne ou une action, c’était réparti en un tiers pour l’achat d’Art (illustrateur, photographe, rédacteur, écrivain), un tiers pour la production et la fabrication, et un tiers pour le fonctionnement de l’agence. Parfois, en renfort, nous faisions appel à un éditeur-pilote : Jean-Pierre Revol. C’est un grand connaisseur de tous les corps des métiers de l’imprimerie, des papiers, de l’artisanat, et il trouvait toujours les professionnels les plus adaptés à tel ou tel projet.
L’agence était également réputée pour ses calendriers illustrés, qui étaient chaque année diffusés à vos clients.
En effet, nous avons initié cette collection originale dès 1991. Elle remplaçait (et elle continue encore) la traditionnelle carte de vœux. Chaque année, nous invitions douze illustrateurs déjà renommés ou encore inconnus. Ces calendriers de grand format proche de 30x40 cm étaient destinés aux relations amicales et professionnelles de l'agence. Ils ont beaucoup marqué, et participé à affirmer les choix artistiques de Vue sur la ville.
Calendrier Vue sur la ville, 1991, Mois d'avril par ...François Avril !
Qu’est-ce qui motivait un tel enthousiasme et amour du bel ouvrage ?
Lorsque l’on sort d’une école de dessin et que l’on devient DA dans une agence de publicité, il y a une forme de déception à ne pas faire ce pour quoi on a été formé. La création de Vue sur la ville m’a permis de faire exactement ce dont j’avais envie en sortant de l’Ecole des Métiers d’art, d’entretenir une relation de complicité avec des illustrateurs et des écrivains fabuleux.
Après Vue sur la ville, ta vie créative ne s’est pas arrêtée, n’est-ce-pas ?
J’ai cédé l’agence en 2006 et après deux ans passés aux côtés de son acquéreur pour assurer la transition, j’ai pu consacrer mon temps désormais disponible à de nouveaux projets. D’édition, tout d’abord, avec l’écriture de nombreux ouvrages : « Traits séduisants », paru en 2008 et préfacé par Philippe Starck, qui fait une sorte de bilan des travaux illustrés de Vue sur la Ville, « Réclames » sur l'art publicitaire dans la presse des années 1950-1970 paru en 2013 aux éditions Hoëbeke et « Malabar, histoires de bulles » publié chez Dupuis en 2015. Mes dessins, ensuite, avec notamment la publication d’un album « La valise égyptienne » en 2012, et d’un portfolio pour l’Imagerie d’Epinal sous le titre de « Flamboyants crocodiles ». À cela il ne faut pas oublier d’ajouter « Vues sur la ville », un petit recueil publié chez Michel Lagarde en 2010 et préfacé par Anna Gavalda qui présente une sélection des pages des calendriers.
Tu es finalement revenu, quelques trente ans après tes illustrations publiées chez Gallimard dans les années 70, à une passion de jeunesse. De surcroît avec des dessins au bestiaire merveilleux largement inspiré de l’enfance...
Oui, et quel bonheur ! J’aime dessiner, à travers les animaux – crocodiles, vachettes, lémuriens – des sentiments personnels. Un regard d’enfant mais sans s’adresser spécifiquement à eux. J’aime aussi toucher les adultes. Une exposition est prévue en mai prochain à la galerie Corinne Bonnet, un très beau lieu situé rue Daguerre à Paris, ainsi qu’une autre à Venise à l’Alliance française. Je caresse aussi l’espoir de monter un Opéra/Comédie musicale d’après mes dessins et un livret que j’ai écrit…mais ceci est une autre histoire !
Dessin préparatoire pour un projet d'opéra