Here, de Richard McGuire. Le temps n’a point de rive ; il coule, et nous passons...
L'année dernière, quand mon ami Jean m'a offert Here pour mon anniversaire, j'avoue en avoir découvert l'existence. Le roman graphique avait pourtant reçu le grand prix d'Angoulême peu de temps auparavant et les critiques unanimement salué sa singularité. J'ai ouvert le livre sans même en connaître l'histoire. Décrire l'émotion ressentie à sa lecture est une entreprise difficile et je préfère laisser à Richard McGuire le soin de nous livrer ses mots : "I wanted to show time rushing by like a powerful river". Le temps n'a point de rive ; il coule et nous passons...
Je commence avec une question anecdotique : aimes-tu les marchés aux puces ? Et si oui, y-t-il des choses en particulier que tu achètes et collectionnes ? J’ai grandi à Paris dans une famille qui adore les brocantes et ai toujours eu la conscience – à travers les objets que mon père rapportait des puces notamment – de précédentes vies et de mondes passés. Ton livre a sans doute résonné en moi de façon particulière pour cette raison.
C’est amusant que tu me demandes ça : l’autre jour, je me suis justement rappelé que lorsque j’étais enfant, je demandais à mes parents de m’amener dans un immense marché aux puces à une heure de voiture de là où nous habitions. J’étais toujours très excité à l’idée d’y aller ! Les seules choses que je me rappelle y avoir acheté sont des cylindres phonographiques, un format très ancien de musique enregistrée. Je les adorais ! Qu’il y ait des choses enregistrées sur ces curieux objets d’un autre âge me semblait très mystérieux. Je n’ai jamais pu les écouter car je n’avais pas de phonographe, mais ça me plairait encore d'en avoir un. Ce sont un très bel objet, qui ressemble à une sculpture. Plus tard, quand j’ai déménagé à New-York, j'habitais à côté d'un très chouette marché aux puces ouvert le week-end sur deux parkings de la 6ème avenue au niveau des 26 et 27ème rues. J’aimais y fouiller, flâner, mais je n’ai jamais été un grand collectionneur. De temps en temps, j’achetais un vieux livre pour enfant, un livre d’art ou un petit jouet bizarre. Je pense que ce goût pour les trouvailles s’est maintenant déplacé sur internet.
La maison, en cours de construction au début du 20ème siècle
Une première version de Here en six pages a été publiée en 1989 dans le magasine Raw. Comment t’es venue l’idée de cette histoire ?
J’étais un grand admirateur du magazine Raw. Un jour, je suis allé écouter Art Spiegelman qui donnait une conférence sur l’histoire des comics et les présentait comme des diagrammes narratifs. J’ai adoré cette idée ! J’avais récemment déménagé dans un nouvel appartement et pensai aux gens qui y avaient vécu avant moi alors que je fixais une encoignure de la pièce dans laquelle je me trouvais. Ca m’a donné l’idée de construire une histoire avec un côté de la pièce avançant dans le futur et l’autre côté retournant dans le passé. Au centre, la ligne séparatrice aurait constitué la ligne de partage entre ces deux périodes. Alors que je commençais à dessiner quelques croquis sur cette idée ; un de mes amis m’a parlé de son nouvel ordinateur et de son programme « Windows ». Nous étions alors en 1988 ! C’est à ce moment que l’idée d’insérer des cadres dans mes images, comme des fenêtres ouvertes sur d’autres époques, m’est venue. Bien après, je me suis souvenu de la façon dont mon père nous prenait en photo – une fois par an – toujours dans la même position. Ce rituel familial peut aussi avoir joué un rôle dans mes réflexions. J'ai inclus des dessins de quelques-unes de ces photos dans le livre.
La famille, l’amitié, l’amour…sont mentionnées tout au long du livre mais presque rien sur le sexe.
Si la pièce avait été une chambre plutôt qu’un salon, j’aurais sans doute dessiné plus de scènes de sexe ! Peut-être aurais-je dû en inclure plus. Il y a un passage dans le livre où j’ai transformé le salon en chambre en utilisant un canapé-lit. Cela aurait pu être l’occasion d’une scène de sexe (le canapé-lit a ici une toute autre fonction puisqu’il accueille un vieux monsieur handicapé qui ne peut plus accéder à sa chambre NDLR) !
En revanche, beaucoup de couples, jeunes ou vieux, expriment leur amour à travers des gestes ou des étreintes. Ils ont tous hétérosexuels ce que l’on m’a reproché, de même que la faible présence de personnes de couleur et l'absence d'évocation de l'esclavage. En réalité, j’avais collecté plusieurs histoires à ce sujet, mais je les ai finalement écartées car ça ne me semblait pas coller. Mon livre n’est pas un livre d'histoire et je me suis surtout attelé à documenter la vie de tous les jours. Dans mes notes, j'avais une liste de thèmes humains universels que je voulais aborder : l'amour, la perte, la mort, le sexe, des thèmes très généraux dont nous faisons tous l’expérience à un moment donné. Une des principales difficultés auxquelles j’ai été confronté, était les limites physiques du livre : pas facile de faire entrer des millions d’années dans un livre de 300 pages ! Une bonne partie de mes recherches n'ont pu trouver place dans le livre.
La mort est très présente aussi...
Oui, la mort est évoquée à plusieurs reprises : un type rit à une blague (d’humour noir NDLR) et meurt d’une crise cardiaque, un cercueil ouvert laisse apparaître un corps, un loup tient une patte de biche dans sa gueule, un mystérieux paquet sanguinolent gît sur le sol. On peut penser qu’il renferme un corps mais c’est en fait une tête de cheval… Je n’avais pas de place pour raconter son histoire mais j’ai tout de même inséré cette image, une des rares à montrer du sang. Dans un vieux journal, j’étais tombé sur une histoire incroyable qui s’était passée à une rue de chez moi pendant la guerre d’Indépendance. Un boulet de canon tiré d’un bateau britannique amarré au port avait décapité un cheval, seule victime répertoriée de la guerre ! La vraie vie est parfois plus étrange que la fiction.
La superposition ou la coexistence de différentes périodes crée de nombreux hors champ ainsi que des ellipses narratives entre chaque date. Les histoires sont à la fois celles que l’on voit, aussi bien que celles que l’on perçoit ou devine. As-tu été influencé par le cinéma et quels réalisateurs ou films ?
J’adore le cinéma. J’ai moi-même réalisé quelques courts-métrages et voudrais continuer à en faire. La liste des cinéastes que j’aime est longue ! David Lynch, Tarkovsky, Fellini, Altman, Robert Bresson, Jean Luc Godard, Almodóvar, Terrance Malick, Krzysztof Kieślowski, Wong Kar-wai… et bien sûr Stanley Kubrick, dont j’ai toujours été un grand fan. Quand je travaillais sur Here, j’avais écrit une note qui disait ‘Epic like Kubrick’ et l’avais accrochée au mur de mon studio pour m’encourager dans la lente progression du livre. Dans 2001, l’odyssée de l’espace, il y a une scène à la fin du film où l’astronaute, après être passé dans le tunnel de lumières psychédéliques, arrive dans une pièce où le temps semble s’accélérer. Il se regarde vieillir en dehors de son propre corps, comme s’il en était spectateur. Ce moment précis est un peu à l’image de Here. Quand j’ai démarré le projet, je pensais par erreur avoir besoin de textes, de personnages bien définis. Pendant toute une année, j’ai fait des recherches, accumulé les notes, amassé des centaines de photos. Un rouleau de papier avec une longue chronologie courrait tout le long du mur de mon studio. Je savais que je ne pouvais me contenter de rajouter des pages à la version originale, mais il m'a paru vite clair que la première version détenait une clé. Tout énoncer était inutile ; il fallait laisser place à la suggestion et permettre aux lecteurs de reconstituer une histoire à partir des éléments que je leur livrerais. Cette découverte m'a conduit à supprimer beaucoup de dialogues qui ralentissaient la narration.
Le livre couvre une très large période mais très peu de dates ou événements historiques y apparaissent.
Les recherches que j'ai faites pendant un an auraient pu donner lieu à différentes histoires, mais une chose était claire : je n’étais pas en train d’écrire un livre sur l’histoire des Etats-Unis. L’histoire que je voulais raconter dépassait les frontières et les contingences historiques d’un pays ou d’un lieu. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais mentionné la localisation géographique de Here. Je voulais à la fois une vue extrêmement large et aussi l’opposé, le plus petit détail apparemment insignifiant qui constitue une part importante de notre quotidien. Après avoir collecté tout ce matériel, il a fallu que j’assemble les morceaux de cet immense puzzle. Mon leitmotiv était de faire « the big things small and the small things big ». J'ai par exemple évoqué l'existence du bâtiment historique situé de l’autre côté de la rue, sans pour autant entrer dans le détail de l’histoire. Dans mon enfance, j’avais entendu dire que Benjamin Franklin y avait vécu, mais j’ai su par la suite que c’était son fils William. J’ai lu tout ce que j’ai pu trouver sur ce lieu, parcouru leurs échanges épistolaires, y ai trouvé beaucoup de choses intéressantes, mais le récit que je souhaitais écrire devait offrir une toute autre perspective que purement historique : je ne souhaitais pas raconter l’histoire d’un des pères fondateurs de mon pays ni les relations tendues qu’il entretenait avec son fils et j'ai finalement réduit leur présence à une dispute entre un père et un fils.
Les écrans sont très présents à travers des télévisions, un écran de vidéoprojection ou une sorte d’écran virtuelle dans le futur.
Les écrans sont des déclinaisons des fenêtres ouvertes sur d'autres époques insérées dans chaque page. Dans une scène du futur, des panneaux sont suspendus dans les airs comme une sorte d’album photo virtuel. J’ai aussi joué avec l’idée des cases de bandes dessinées. Dans une des images, une personne âgée passe sa tête à travers l’écran et en ressort rajeuni. Cette idée m’est apparue dans un rêve que j’ai fait alors que je travaillais sur le livre.
La télé annonce la fin du monde et comme tu viens de l'évoquer, dans le futur, un écran permet à un homme de revenir à sa jeunesse. La nature renaît lentement – sans être humain - quelques milliers d’années après une catastrophe nucléaire. C’est un intéressant renversement de perspective. Quelle place tient l’homme dans cette aventure ?
J’avais réalisé quelques dessins de la fin du monde mais ils me semblaient trop mélodramatiques. J’ai donc décidé de l’évoquer à travers un documentaire télévisuel, en petit format, conformément à mon leitmotiv de faire « the big small and the small big ». Pendant que je travaillais sur le livre, la catastrophe de Fukushima s’est produite au Japon. Dans les environs de New-York, un ouragan faisait rage au même moment et des maisons avaient été rayées de la carte par la tempête non loin de notre maison de famille. Il y a des centrales nucléaires pas loin de New-York et j’ai pensé qu’une catastrophe nucléaire n’était pas improbable. J’avais lu, à propos de Tchernobyl, que l’on estimait à 20.000 ans la durée au-delà de laquelle le taux de radiation pourrait revenir à des valeurs proches de la normale. Je ne voulais pas décrire le futur sans y insérer une lueur d'espoir, d'où la nature renaissante, la vie qui continue envers et contre tout. Mais sans présence humaine ! La planète irait peut-être mieux ainsi...
Visuellement, Here est vraiment très beau. Il y a beaucoup de techniques différentes : est-ce un choix esthétique, narratif ?
J'étais à la recherche d'une ambiance, ce qui m'a conduit à expérimenter différentes techniques avant de décider de toutes les utiliser. Graphiquement, c'était intéressant, à l'image d'un scrap-book, J’ai aussi pensé que ça aiderait les gens dans leur lecture à mettre en lumière tel ou tel point. Les croquis rapidement réalisés avaient une énergie particulière et les différentes techniques utilisées avaient elles-mêmes un rapport avec le temps, certaines étant plus rapides que d'autres à exécuter.
La décoration du salon, la nature, les vêtements… ont bien sûr été adaptés en fonction de la période. Cela a dû donner lieu à énormément de recherches. Les as-tu gardées ?
J’ai accumulé tant de recherches que tous les détails se sont fondus et entremêlés dans le livre. Je les ai toutes gardées et une partie a été montrée dans des expositions. J’ai un nombre impressionnant de dossiers, la plupart digitaux. Des photos, également. Il y a par exemple une page où l'on voit cinq mères porter un bébé : moi bébé avec ma mère, ma mère dans les bras de la sienne, ma sœur avec mon neveu et ma tante avec mon cousin. Ainsi qu’une inconnue avec son bébé que j’ai peinte d’après une photo tirée d'un album trouvé dans une poubelle.
Certains dessins, comme les paysages par exemple, sont particulièrement beaux. As-tu déjà exposé ces œuvres dans une galerie ou un musée ?
Une exposition a été organisée dans un lieu très prestigieux de New-York, la Morgan Library au moment où le livre est sorti en librairie. Ils ont un fonds incroyable avec des manuscrits de Shakespeare, la Bible de Gutenberg, beaucoup de livres anciens... Depuis quelques temps, ils exposent aussi des travaux contemporains. C’était le lieu idéal pour une exposition. Elle a été installée dans une pièce, ce qui convenait parfaitement à un livre dédié à un lieu unique. Une version de cette exposition a voyagé à la galerie Martel à Paris, puis à Barcelone et peut-être à Lucerne l’année prochaine. A Frankfort, une exposition d'un tout autre genre a été organisée au musée Angewandte Kunst, où plusieurs versions de la pièce ont été aménagées à l’échelle 1 avec des meubles d’époque presque identiques à ceux du livre. C’était très émouvant d'y pénétrer.
J’aime aussi beaucoup la mise en couleur. Il y a beaucoup de tons fanés comme dans un vieil album photo.
Les références de couleur prennent leur source dans toutes sortes de documents, notamment des vieilles photos aux couleurs fanées. J’adore la façon dont le processus chimique varie en fonction des périodes. Les émulsions photographiques des années 50 sont très différentes de celles des années 70. J’avais remarqué ces étranges nuances de couleurs lorsque je travaillais sur le livre et ai essayé de les reproduire à certains endroits. A un moment, j’ai eu besoin d’aide pour respecter ma deadline et j’ai eu la chance de rencontrer l’illustratrice Maëlle Doliveux, la coloriste du livre qui m’a fait de nombreuses suggestions. Elle mérite une grande partie des crédits pour les couleurs !
Felix Vallotton, La chambre rouge
Et tes influences ?
Il y a eu tant d’influences ! Pour Here, je citerais Edward Hopper, Vuillard et Vallotton. J’ai me suis aussi inspiré des estampes japonaises du début du XXème siècle. De façon plus générale, Brancuși, Calder, Saul Steinberg et Marcel Duchamp figurent parmi mes artistes préférés mais la liste est longue, à vrai dire !
Edouard Vuillard, Deux femmes sous la lampe, 1892
En parlant d’influences, j’ai beaucoup aimé les citations graphiques et artistiques disséminées dans le livre, comme une façon d’entretenir une complicité avec le lecteur : une copie d’un tableau de Vermeer qui devient une affiche de musée quelques décennies plus tard, un fauteuil d’Arne Jacobsen, une chanson de Peggy Lee…
En fait, Vermeer a peint deux tableaux de femme lisant une lettre (La femme bleue lisant une lettre et La liseuse à la fenêtre NDLR). J’ai trouvé amusant d’inclure les deux, accrochés sans le savoir, au même endroit par deux familles différentes. C’était un clin d’œil à ceux de mes lecteurs qui y prêteraient attention, comme une sorte de jeu. Les paroles des différentes chansons s’inscrivent en revanche dans la mémoire collective. Tant de chansons nous trottent dans la tête, même celles qu’on n’aime pas !
Peggy Lee chantant Is that all there is?
L’idée de livres illustrés pour adultes ou tout public m'intéresse beaucoup. La lecture de ton livre m’a fait ressentir quelque-chose de similaire aux sentiments que je pouvais avoir en lisant des livres d’image lorsque j’étais enfant. Y-a-t-il quelque-chose du livre d’enfant dans Here ?
Edward Hopper, Office in a small city, 1953
Il est possible que j’aie été influencé par les livres d’image. J’en ai fait quatre entre la première version de Here et le livre. Le choix de remplir la double page avec une image en pleine page est plus fréquent dans un livre pour enfant. Mis à part ça, je pense qu’un livre d’image pour adulte serait plus proche d’un livre d’artiste.
As-tu des projets en gestation ?
L’accueil extrêmement positif du livre m’a beaucoup touché et m’encourage à continuer. En ce moment, je recommence à prendre des notes. Une idée me tient à cœur mais je ne peux pas en dire plus pour l’instant.
Je termine avec une question que je pose à tous les artistes que j’interviewe. Est-ce que tu dessinais quand tu étais enfant et avais-tu des sujets de prédilection ?
Ma mère avait gardé beaucoup de mes dessins d’enfant, dont les thèmes et les sujets étaient assez variés. Une de ses initiatives m’a beaucoup marqué. Je devais avoir cinq ans quand elle a démarré un cahier dans lequel elle collait des reproductions de tableaux qu’elle découpait dans des magazines. Elle m’aidait ensuite à écrire le nom de l’artiste en dessous de chaque image. Il y avait beaucoup de styles différents, de l’impressionnisme à l’art moderne. A cette époque, un de mes préférés était Modigliani et j’avais d’ailleurs dessiné certains de ses tableaux. Par la suite, ma mère m’a emmené au musée pour les voir en vrai. Je me souviens avoir été vertement réprimandé par un gardien pour avoir voulu toucher un tableau ! Fait singulier, je me suis rendu compte que le tableau de Vermeer dont nous parlions tout à l’heure était collé dans ce cahier ! Je n’ai fait le lien qu’après la publication de Here. Mon subconscient avait dû dicter ce choix !
Here, Pantheon Books, décembre 2014
Ici (version française), Gallimard, 2016