Joël Person, l'essence du trait
Les larges baies vitrées de l'atelier de Joël donnent sur le ciel de Paris, d'un bleu étincelant le jour de l'interview. Dans un coin discret de cet incroyable panorama, la Halle Saint Pierre se cache en contrebas du Sacré Coeur. Joël y a présenté des oeuvres à deux reprises dans la magnifique exposition des Cahiers dessinés qui s'y est tenue en 2014, puis récemment dans l'exposition Grand trouble. Un titre qui sied à son trait puissant, insoumis aux diktats des divers académismes contemporains.
Le dessin semble prendre corps avec toi… As-tu toujours dessiné ?
Oui, toujours. Enfant, puis adolescent, j’étais en échec scolaire, dyslexique, gaucher et je m’exprimais à travers le dessin. A 13 ans, j’ai réalisé une bande dessinée à l’encre de chine (Joël me montre les six ou sept planches qu’il avait alors réalisées). Je voulais imiter Blueberry. L’histoire est une adaptation de L’auberge de la Jamaïque, un roman que m’avait offert ma mère.
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Tiens, c’est amusant, je l’ai moi aussi donné à ma fille de 13 ans pour qu’elle le lise pendant les vacances. J’adore Daphné du Maurier.
C’était une femme assez subversive et en même temps dans le moule. Mariée avec un officier de la reine d’Angleterre, elle était aussi bisexuelle. Ma mère adorait cette romancière et m’a offert Jamaica Inn. Je me suis identifié à l’héroïne, une jeune orpheline confrontée à un monde d’hommes et de contrebandiers dans les paysages âpres des côtes de Cornouaille. Au fur et à mesure des cases, elle ressemble de plus en plus à Chihuahua Pearl, une héroïne de Blueberry. J’y mettais beaucoup de violence et de pulsions sexuelles.
Le dessin était ta façon d’exprimer.
Le psy pour enfant que je consultais alors à qui j’avais confié mes difficultés d’apprentissage m’a fait prendre conscience que lorsque je dessinais, tout était à sa place. Je me sentais un peu marginal dans ma façon de ressentir et de comprendre les choses, mais avec le dessin, je comprenais tout. J’ai une mémoire sensible de mes premiers croquis sur le vif, au jardin des plantes, lorsque je dessinais des girafes, des panthères, dans leurs exactes proportions. Mon père était un grand historien. Il y avait des milliers de livres dans sa bibliothèque. Le dessin était mon écriture.
Croquis de lions réalisé au jardin des Plantes quand Joël avait 16 ans
Je sais que tu as fait les Beaux-Arts de Paris. Quand y es-tu entré ?
J’y suis entré en 1982 après un BT Arts plastiques où j’avais suivi un enseignement très scolaire pendant trois ans. Le jury d’entrée à l’école m’a conseillé d’aller dans un atelier de peinture en voyant mes carnets de croquis d’animaux réalisés au jardin des Plantes, mais c’était le dessin qui m’intéressait. J’étais un peu peureux et ne voulais pas m’aventurer au-delà de mes acquis. J’existais à travers ces dessins et il y avait un confort à poursuivre dans cette voie. Je me suis retrouvé dans l’atelier d’Iscan, un peu par hasard, sans véritablement chercher à intégrer celui-ci plutôt qu’un autre.
Tu as beaucoup appris aux Beaux-Arts ?
Iscan m’a appris des choses, mais ce n’était pas un maître d’atelier, plutôt quelqu’un qui t’accompagnait. C’était un homme assez extraordinaire mais il est malheureusement mort un mois avant de passer mon diplôme. Avec le recul, je me dis que je n’ai pas assez profité des Beaux-Arts, ne me suis pas confronté aux élèves. Pendant ces années, j’ai passé beaucoup de temps dans mon propre atelier, un appartement de 258 m2 que mes parents possédaient rue des Petites Ecuries qui était inhabité, sans électricité ni chauffage.
Là où j’ai appris le plus, c’est dans l’atelier de morphologie de Jean-François Debord, Fontaine et Comar qui est toujours en place. Je dessinais des modèles vivants grandeur nature, spontanément dans leurs exactes proportions. Je comprenais l’anatomie, les volumes, la perspective.
Le Bruit du monde, détail, pierre noire sur papier
Tu parles de compréhension comme s’il s’agissait d’une langue étrangère dont tu maîtriserais instinctivement la grammaire.
Oui, c’est exactement ça.
Qu’as-tu fait après les Beaux-Arts ?
J’étais complètement hors du monde. Je venais de passer plusieurs années d’étude dans mon immense atelier et n’avais aucune idée du monde des galeries, des contingences matérielles. J’affectais une assurance en moi tout en ayant peur de me confronter aux autres. Le service militaire que j’ai effectué au SIRPA, le service de communication des armées, m’a placé face à une réalité dont j’étais complètement extérieur. Mon carnet de croquis ne m’y quittait pas. J’y ai réalisé beaucoup de portraits, un exercice d’autant plus intéressant que les uniformes gommaient les appartenances sociales pour mettre en lumière la morphologie, l’expression des gens. Le dessin m’a permis de faire des rencontres intéressantes et de vivre de singuliers renversements de situations. Les adjudants devant lesquels je devais me mettre au garde à vous étaient contraints à l’immobilité lorsqu’ils me demandaient de les portraiturer. Une série de ces portraits a été éditée aux Cahiers dessinés.
Tu m’as indiqué avoir eu une période de flottement après ton service militaire.
J’avais perdu mes parents et hérité d’un peu d’argent. A cette époque, je parlais de peinture avec passion plutôt que de la pratiquer. Pendant une vingtaine d’années, j’ai habité entre Paris et la maison familiale de Bretagne où j’ai pratiqué la planche à voile de façon frénétique en délaissant mes crayons. Lorsque l’argent a commencé à manquer, je suis devenu professeur de croquis dans une école d’art. Ca m’a restructuré et j’ai petit à petit recommencé à dessiner. Je vis désormais dans l’urgence de dessiner encore et toujours, avec la même frénésie que celle que j’avais consacrée à la pratique du sport nautique.
Portrait de Yves Person, père de l'artiste, fusain sur papier, 2013
Quelles influences te reconnais-tu ?
Il y a d’abord eu la bande dessinée, dont j’étais passionné lorsque j’étais enfant puis adolescent. Mes goûts ont évolué, bien sûr et je suis passé de Blueberry à Hugo Prat et Buzzelli, dont Frédéric Pajak va sortir une monographie. Parallèlement, ma mère qui avait elle-même fait les Beaux-arts de Paris m’a beaucoup parlé de Michel-Ange. S’y sont ensuite joints Delacroix et Géricault qui me fascinaient lorsque je suis entré aux Beaux-Arts : la distorsion des corps, leurs tensions et l’érotisme qui en émanait me bouleversaient. J’adore la subversion de Géricault. Le radeau de la Méduse – bien qu’à dimension d’une peinture d’histoire - met en scène un fait divers et se présente comme une charge virulente contre le pouvoir en place. Il prend aussi la liberté de placer un noir en haut de sa pyramide humaine : c’est lui qui brandit le drapeau blanc qui sauvera les marins de la mort. Géricault a aussi réalisé de nombreuses études de personnes internées dans des institutions d’aliénés. Ses monomanes sont d’une force incroyable. J’adore ce peintre ! J'ai une anecdote à son sujet si ça t'intéresse que je te la raconte.
Eugène Delacroix, étude de chevaux
Oui, bien sûr !
Tu vois ce masque mortuaire dans le coin de l’atelier (Joël me montre un plâtre représentant le visage d’un mort) ? Je l’ai réalisé lorsque j’étais enfant à l’occasion de cours de dessins que je prenais dans un atelier, je ne sais plus où en banlieue parisienne. La personne qui dispensait ces cours avait des plâtres et celui-ci m’avait attiré pour quelques mystérieuses raisons. Des années plus tard, une fois entré aux Beaux-Arts de Paris, je me suis rendu compte qu’il s’agissait du masque mortuaire de Géricault. Ce souvenir d’enfance est raconté dans les Cahiers dessinés n°11.
L'atelier des souvenirs d'enfance, pierre noire sur papier, 2016, paru dans Les cahiers dessinés n°11
Il y a une poésie et souvent du sens dans ces coïncidences. Delacroix et Géricault ont peint beaucoup de chevaux qui sont aussi très présents dans ton œuvre.
Par différents biais, mon obsession pour les chevaux est aussi liée à mon histoire familiale. Il y a d’abord le cheval Tang de mon grand-père acquis quand il était pilote du Port de Shangaï. Il l’a offert à ma mère de retour en France. Je ne sais pas s’il est authentique. Peut-être est-ce une copie XIX ou XVIIIème siècle. Lorsque j’étais enfant, ma mère m’interdisait de le toucher sous peine d’être mordu par l’animal ! Je le voyais bouger. C’était un être vivant qui représentait l’interdit, la transgression, au même titre que la sexualité. Le cheval est d’ailleurs lui-même un symbole de désir et d’énergie sexuelle.
Sans titre, pierre noire sur papier, 2009
Et tu évoquais un autre lien familial avec les chevaux ?
Un cousin de ma grand-mère paternelle était peintre animalier : Paul Magne de la Croix. Il était connu comme peintre de chasse à courre. Il a fait une carrière en Argentine. Nous avions de nombreux dessins de lui.
Tiens, c’est amusant. Le grand-père maternel de mon père était sculpteur animalier. Il a bien sûr sculpté de nombreux chevaux. Comment s’est exprimée cette influence ?
Un de ses tableaux Le supplice de Brunehaut se trouvait dans notre maison de Bretagne. C’était une scène souvent représentée à la fin du XIXème siècle mettant en scène la reine wisigothe Brunehaut, nue attachée par les cheveux à la queue d’un cheval fougueux. Dans ce tableau étaient peints des rochers. J’ai récemment découvert que des formes érotiques étaient cachées dans la roche. Inconsciemment, j’ai superposé l’image du cheval, la sexualité et l’interdit. Un cheval est comme un corps nu en plus que d’être un symbole de liberté.
Difficile exercice de représenter des chevaux aujourd’hui, un sujet très attaché aux scènes de chasse ou de guerre aujourd’hui révolues.
Le cheval à la barre, fusain, acrylique, huile sur papier, 2012
Le cheval à la barre est pour moi l’exemple même de la possibilité d’aborder ce sujet de façon contemporaine, tout en s’inscrivant dans l’histoire de l’art. il y a évidemment une filiation avec le portrait de cheval de Géricault que l’on peut voir au Louvre, mais le traitement du tableau est contemporain.
Théodore Géricault, Tête de cheval blanc, 1815, Louvre
J’ai rencontré ce cheval au salon de l’agriculture et j"ai été fasciné par son animalité. Il n’était pas dans son environnement naturel, mais exposé dans un salon porte de Versailles, un lieu ultra urbain dédié à toutes sortes d’événements. Son animalité n’en était que plus flagrante, par contraste. Je l’ai peint en plan serré, avec la barre au milieu du tableau qui lui cache les yeux. J’ai choisi de le placer dans un espace très sombre, presque caravagesque très éloigné de la réalité. L’os de la tête vient se poser contre la barre, qui sépare l’espace du tableau de l’espace du spectateur. Quand je l’ai vu, je me suis heurté à des questionnements d’ordre métaphysique : que pense ce cheval ? Quelle différence entre lui et moi ? C’est un tableau très important pour moi qui revêt plusieurs niveaux de lecture. J’en ai fait plusieurs versions dont une figure dans la collection Emile Hermès grâce à Jérôme Guerrand-Hermès qui a collectionné mes œuvres pendant une vingtaine d’années.
Peux-tu dire quelques mots de tes séries Le Bruit du monde ?
Dans Le bruit du monde, il y a une narration, comme lorsque j’étais enfant avec mes bande dessinées. Je travaille sur plusieurs cases en même temps – chacune de 24 centimètres de côté - passant de l’une à l’autre en fonction de mes envies. Ca me permet de travailler dans la durée en luttant contre la déconcentration qui pourrait amoindrir la force de mon trait. Je crée une grille sur le mur de l’espace dans lequel je travaille et y colle par intermittence les dessins en cours que je réalise sur ma planche à dessin, pour avoir une vision de l’état d’avancement. Une fois terminée ma série, j’organise les dessins en fonction de la composition d’ensemble.
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Comment travailles-tu ?
J’utilise la pierre noire de trois graisses différentes : sec, demi-gras et gras qui me permettent de monter dans les noirs. Depuis quelques temps, je travaille beaucoup d’après photo. Pour bien y parvenir, il faut – je pense - avoir beaucoup dessiné sur le vif, ce qui a été ma pratique pendant des années. Je maîtrise l’anatomie, la perspective et cette connaissance est indispensable pour traduire en dessin le cliché photographique. Je donne des cours dans une école d’art et je suis quotidiennement confronté à de nouvelles formes d’académisme : cette manière de montrer, d’assumer même que tu ne sais pas dessiner, cette autre façon de faire une mauvaise copie de photo, un peu plate, besogneuse. Il faut savoir distinguer un bon d’un mauvais dessin.
Le bruit du monde 1, pierre noire sur papier, 2017
Quelle est la place de la couleur dans ton travail ? Tes dessins sont pour l’essentiel composés de nuances de noirs
La couleur est comme toute autre chose, un exercice visuel. J’ai voulu m’y essayer à plusieurs reprises mais – bien que je la ressente intensément – son utilisation m’est toujours apparue plus compliquée. Quelle est la réalité d’une couleur ? Peu d’artistes parviennent à capter la couleur sur le vif. Corot, Monet sont pour moi des grands coloristes, des personnes qui ont le sens du ton, une justesse d’observation par la couleur. Je n’aime pas le remplissage gratuit.
Camille Corot, Le batelier de Mortefontaine, huile sur toile, ca 1865, The Frick Collection
Oui, évidemment, la couleur ne doit pas être bavarde, comme pour le trait d’ailleurs…
Il y a un combat entre la forme, le dessin et la couleur, ce qu’a remarquablement illustré Matisse tout au long de sa vie. Quand on remplit les formes de couleur, les rapports de proportion se modifient et créent une tension. Pour contourner cette réalité physique, Matisse a utilisé des papiers découpés, en découpant des formes directement dans la couleur. Il a poursuivi ces recherches avec la chapelle de Vence où la couleur des vitraux est projetée sur les murs blancs et les tableaux de céramiques blanches rehaussés de traits noirs. Au fond, la seule couleur qui me passionne est celle des paysages bretons de mon enfance : les nuages, la tempête…
Claude Monet, Pluie à Belle-Ile, huile sur toile, Musée de Morlaix
Passons des côtes bretonnes de ton enfance à ton actualité, parisienne notamment. Quels sont tes projets en cours ou à venir ?
En octobre, je serai en résidence en Chine, dans la Montagne jaune, sous l’égide de trois commissaires d’exposition. J’expose aussi actuellement à la galerie 24B dans L’envers du Réel, une exposition collective Franco-Chinoise sous le commissariat de Ludovic de Vita. C’est une très belle exposition dans un lieu magnifique que tu connais, attenant à l’église Saint Roch.
Oui, et puisque nous avons évoqué quelques peintres du XIXème, c’est aussi l’occasion en allant voir ton exposition, de regarder les peintures murales de Chassériau qui ornent la chapelle des fonds baptismaux de l’église.
Je l’ignorais ! J’irai moi aussi y faire un tour…
L'envers du réel, Galerie 24B, 24 bis rue Saint Roch, 75001 Paris du 26 août au 23 septembre 2017