Ces merveilleux fous dessinant de drôles de machines
Qui, enfant, n’a pas dessiné des prototypes de machines à faire toutes sortes de choses ? Les miennes fabriquaient crêpes et pizzas et je me souviens encore de la délectation à imaginer les mécanismes mis en œuvre pour casser des œufs ou pétrir une pâte. Au cours du XXème siècle, plusieurs dessinateurs ont imaginé avec une drôlerie parfois teintée d’ironie de tels dispositifs, dénonçant au passage l’absurdité des temps modernes et la dévotion aveugle au Dieu-Technologie…
J’évoquerai ici trois figures emblématiques de ces improbables objets, un américain (Rube Goldberg), un britannique (William Heath Robinson) et un français (Jacques Carelman) qui – tout en évoquant ou dénonçant par l’absurde la société de consommation – se rattachent à différentes traditions et univers graphiques et humoristiques.
Rube Goldberg (1883 -1970) est américain. Juif américain, devrais-je préciser tant son humour me semble en emprunter la dérision caustique.
Dessinateur, scénariste, romancier, sculpteur, inventeur, lauréat du prix Pulitzer du dessin de presse en 1948 et membre fondateur de la National Cartoonists Society, il démarra sa carrière de cartooniste en 1909 et, particulièrement prolifique et inventif, publia quotidiennement jusqu’en 1938 des comics trips à l’humour décapant.
Diplômé de l’université Berkeley en ingénierie minière, il mit en scène à partir de 1912 des machines savantes, hilarantes et absurdes accomplissant des tâches simples de façon inutilement complexe. Ces dispositifs étaient souvent présentés comme « simple way to… » sous forme de schémas explicatifs exposant – à l’aide de lettres de l’alphabet - la chronologie de réactions en chaîne aboutissant au résultat escompté : simple way to get fresh orange juice upon awaking, simple way to attract a waiter’s attention….
« Rube Goldberg était le genre de type à imaginer comment aller d’un point A à un point B en utilisant toutes les lettres de l’alphabet 1 » dira de lui Art Spiegelman.
Pour faire fonctionner ses machines, point de méthodes scientifiques mais « des singes acrobatiques, des souris qui dansent, un râtelier qui jacasse, des anguilles électriques, des derviches tourbillonnants et plein d’autres stratagèmes incongrus 2» (propos issus de Mémoires non publiées de Rube Goldberg).
De 1929 à 1931, les machines sont publiées dans le magazine Collier's Weekly et présentées comme les inventions d’un certain Professeur Lucifer Gorgonzola Butts, alter ego de Goldberg (le prénom du professeur – Lucifer – est très similaire au deuxième prénom du cartooniste – Lucius) inspiré de ses Professeurs d’ingénierie de Berkeley, l’un d’eux en particulier décrit par Goldberg comme « un petit homme sec pourvu d’une barbe rousse, d’une voix haut perchée éructant à grand débit ses assertions scientifiques 3 ».
C’est également à cette époque que « Rube Goldberg » et « Rube Goldbergian » entrèrent dans le Merriam-Webster, dictionnaire de référence en anglais-américain, qui lui donne le sens de qui accomplit une chose simple par des méthodes inutilement complexes 4.
Contemporain de Groucho Marx, Rube Goldberg portait un regard satirique sur le monde et ses cartoons ont à leur tour inspiré ses contemporains et les générations suivantes dénonçant la foi aveugle envers la technologie et s'amusant de ses absurdités.
On pense évidemment aux Temps modernes de Charlie Chaplin (avec qui Goldberg entretenait, semble-t-il, des liens amicaux) dont la machine à nourrir paraît directement sortie de l’imagination du Professeur Lucifer Gorgonzola Butts.
A la même époque que Rube Goldberg, le terme « Heath Robinson » entra lui aussi dans le langage populaire au Royaume Uni pour désigner des machines aux mécanismes inutilement complexes, bricolés et absurdes, à l’image de celles que dessina William Heath Robinson (1872 -1944). Excentricité britannique oblige, ses machines étaient souvent mises en mouvement pour de respectables buveurs de thé dans des décors anglais très joliment dessinés rehaussés d’aquarelle.
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Fin satiriste lui aussi, W. Heath Robinson dénonça l’absurdité de la première guerre mondiale en raillant la colossale machinerie de guerre allemande : « A new method of training young German ski troops to do the goose step on the frozen steppes of Russia » campe une hilarante machine entrainant les troupes allemandes à faire du ski sur les steppes gelées de Russie en saupoudrant les soldats de neige ; « The Huns using siphons of laughing gas to overcome our troops before an attack in close formation » met en scène des teutons diffusant du gaz hilarant dans l’espoir de mettre en joug les troupes britanniques avant l’attaque.
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« Je crois que notre sens de l’humour a joué un rôle plus important que ce que nous imaginions dans l’épreuve que nous traversions alors 5 », dira-t-il plus tard à propos de ses dessins. Comme un clin d’œil à son œuvre, une machine utilisée pendant la seconde guerre mondiale dans le déchiffrage des messages allemands codés fut baptisée « Heath Robinson ».
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Après la guerre, ses machines absurdes ne mettent plus en scène des soldats allemands mais ses concitoyens et furent d’abord publiées dans des magazines, puis – succès oblige – dans diverses publications. Absurdities publié en 1934 réunit ses meilleures illustrations de presse comme la machine à ôter une verrue de son crâne (The Wart Chair. A simple apparatus for removing a wart from the top of the head) ou la machine à venir à bout des difficultés à transporter des petits pois jusqu'à sa bouche (An interesting and elegant apparatus designed to overcome once for all the difficulties of conveying green peas to the mooth).
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Une série de livres intitulés How to . . . démarre en 1936 avec How to live in a Flat, satire de l’architecture moderniste et du tout-technologique, qui lui vaudra le surnom de The Gadget King.
La maison de Wallace et Gromit en est un bel hommage.
Jacques Carelman (1929 - 2012) est lui aussi une touche à tout de génie.
D’abord dentiste (notamment de Tristan Tzara), Carelman fut également dessinateur (on lui doit une adaptation en bande dessinée de Zazie dans le métro parue en 1966 et une version illustrée de Exercices de style), peintre, scénographe, affichiste d’un jour (la célèbre affiche de Mai 68 représentant un CRS brandissant une matraque) et – bien sûr – inventeur d’objets farfelus réunis dans le Catalogue d'objets introuvables (1969), parodie de Manufrance, alors célèbre catalogue de vente par correspondance.
Il fut à l’initiative de la fondation, en 1980, de l'Oupeinpo (l’Ouvroir de peinture potentielle) dont il portait le titre de « régent d'Hélicologie », en référence à la Gidouille d'Ubu du Collège de 'Pataphysique.
Alfred Jarry - créateur de la 'Pataphysique - était ami avec Gaston de Pawlowski, qui publia en 1916 des Inventions nouvelles et dernières nouveautés dont il fait à mon sens peu de doute que Carelman l'ait lu.
Dans la préface de l'ouvrage, l’auteur y déclare avec ironie : « Le temps n’est plus aux rêveries littéraires mais bien aux vérités pratiques. On nous a reproché de nous attarder en France aux idées générales, on a insinué que nous ne savions pas nous intéresser aux multiples détails de la vie quotidienne dont est fait, paraît-il, le progrès. Il est temps de réagir et de montrer que nous pouvons, nous aussi, ne pas nous payer de mots ».
Et d’affirmer – entre blagues et jeux de mots - que « L’humour est… la seule poésie possible de notre époque scientifique, comme les vers étaient, pour nos pères, la seule porte des rêves ouverte dans la prose de leur temps. Les modes d’évasion de l’esprit se modifient avec les prisons et l’on ne s’échappe pas à l’autoritarisme absolu de la science que du despotisme bourgeois ».
Ceci posé, Pawlowski décline dans des rubriques aussi variées que "Hygiène - Esthétique - Soin de beauté", "Administration - Bureau - Finances" ou "La maison - Ameublement - Ustensils de ménage", un catalogue (non illustré) d'inventions improbables.
Une autre invention : la machine à compter le linge.
Ou encore, « pour les temps de chaleur excessive, (...) la nouvelle baignoire à entrée latérale que fait construire une grande maison de plomberie ».
Cette baignoire apparaît, telle que décrite par Pawlowski (et avant qu'elle ne soit effectivement commercialisée par des fabricants d'équipements pour personnes âgées !), dans le catalogue des Objets introuvables dessinés par Carelman.
On y trouve également la machine à coudre à moteur animal...
... la bicyclette harmonium...
... le landau télévision et plein d'autres inventions comme la célèbre théière pour masochistes ou le marteau tordu.
Je termine cette litanie d'objets en donnant, presque machinalement, la parole à Boris Vian qui entonne sa Complainte du progrès.
1 « Rube Goldberg is the guy who figured out how to get from point A to point B using all the letters in the alphabet.»
2 « In my cartoons Professor Lucifer Gorgonzola Butts invented elaborate machines to accomplish such Herculean tasks as shining shoes, opening screen doors, keeping moths out of clothes closets, retrieving soap in the bathtub and other innocuous problems. Only, instead of using the scientific elements of the laboratory, I added acrobatic monkeys, dancing mice, chattering false teeth, electric eels, whirling dervishes and other incongruous elements…»
3 « The things may look impossibly foolish, but at the same time they are quite logical. For instance when I have a goat crying in one of my cartoons I have to give a satisfactory reason for having him cry. So I have someone take a tin can away from him »
4 « a spare little man with a red beard, a high-pitched voice and an urgent manner of sputtering his scientific declarations.»
5 « accomplishing by complex means what seemingly could be done simply »
6 « I believe that our sense of humour played a greater part than we were always aware of in saving us from despair during those days of trial. »