Julien Guerrier, directeur des éditions Louis Vuitton : le dessin sans frontière
Rares sont les lieux où le dessin est autorisé à s'exprimer à travers toute forme et pratique. Dans sa collection de Travel Books, la maison d'édition Louis Vuitton perpétue une longue tradition bibliophilique en offrant à des artistes des quatre coins du monde et de champs artistiques divers (art contemporain, bande-dessinée, illustration...), un espace d'expression libre et intimiste. Julien Guerrier, qui en a conçu la ligne éditoriale il y a cinq ans, pose depuis lors son regard plein de curiosité et d'aménité sur ces voyages dessinés, toujours enthousiaste à l'idée de découvrir de nouveaux artistes et d'imaginer de singulières collaborations.
Photographie Ava du Parc
Je n’ai entendu et lu que des éloges du Travel Book de Thomas Ott sur la route 66. Quel beau livre ! Vous devez en être très fiers.
Très fiers, oui. Thomas revient tout juste des Etats-Unis, où il a refait le voyage de la route 66 de Chicago à Santa Monica, pour le lancement du livre en compagnie de nos équipes américaines. Le public américain – pour l’essentiel des clients de Louis Vuitton pourtant peu amateurs d’illustration et de bande dessinée - a très bien accueilli le livre. Cette collection permet aux artistes de toucher un public différent de leur public habituel. Selon les techniques et pratiques artistiques explorées (art contemporain, bande dessinée, illustration…), elle ne plait pas à tout le monde mais elle permet aussi aux artistes d’expérimenter de nouvelles voies et un autre public. Ce n’est pas si fréquent !
Travel Book Route 66, Thomas Ott, 2018
C’est précisément la raison pour laquelle je t’ai contacté, en soulignant à quel point cette ouverture artistique est rare et, dès lors, précieuse. Un travail très singulier dans le monde de l’édition.
Cela paraît étonnant mais cette approche a effectivement peu d’équivalent aujourd’hui. Il y a pourtant un vrai désir des artistes – notamment du champ de l’illustration et de la bande dessinée – d’expérimenter ces pas de côté.
Depuis quand existe la collection des Travel Books ?
Depuis cinq ans et pour la première fois, les quatre titres lancés cette année vont faire l’objet d’expositions. Les dessins du carnet de voyage de Pavel Pepperstein, dessinateur, peintre mais aussi écrivain russe, sont actuellement exposés au MAMM (Multimedia Art Museum Moscow, NDLR), un prestigieux musée moscovite, à deux pas du musée Pouchkine. Les dessins de Miles Hyman ainsi que quelques inédits seront exposés à Rome pendant un mois et demi à l’Institut National des Arts Graphiques, juste à côté de la fontaine de Trevi. Une masterclass y sera probablement proposée sur les techniques de lithogravure et une rencontre avec Miles organisée à la villa Medicis.
Travel Book Prague, Pavel Pepperstein, 2018
Tu m’as aussi parlé d’une rétrospective des dessins de la collection organisée à Shanghai…
Le Pearl Art Museum de Shanghai – dont la programmation autour de l’art et des livres est, je trouve, passionnante - nous a sollicités pour exposer nos dessins. L’intégralité des salles du musée accueillera pendant tout l’été les dessins de la collection Louis Vuitton Travel Book, à l’exception du Prague de Pavel Pepperstein actuellement à Moscou. Soit environ 300 planches originales de 16 artistes du monde entier. Le musée vient d’ouvrir ses portes en janvier. L’édifice dessiné par Tadao Ando est spectaculaire. La perle du musée est la librairie du musée, une impressionnante cathédrale dédiée au livre. Nous sommes ravis et espérons que cela donnera des idées à d’autres musées dans le monde.
Travel Book Paris, Brecht Evens, 2016
Et permettra de décloisonner, petit à petit, les champs artistiques.
Ce qui est possible en Chine est parfois difficile en Europe. La décision d’organiser cette exposition a été prise il y a trois mois. En France, les musées ont des programmations à deux ans et sont parfois frileux à l’égard de collaborations avec une maison d’édition au nom d’une marque de luxe. Notre fonds patrimonial est pourtant très important. A l’occasion de chaque Travel Book, 120 dessins sont commandés et nous acquerrons une vingtaine de dessins originaux qui sont ensuite versés dans une collection à vocation patrimoniale et non spéculative. Au bout de cinq ans, cela représente plus de 300 dessins. Ce fonds est complété par des interviews vidéo qui permettent de voir l’artiste en voyage ou dans son atelier, et de l’entendre évoquer son projet. Montrer le livre par un autre canal que l’ouvrage-papier est aussi important.
Quelle a été la genèse des Travel Books ?
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En 1994, Louis Vuitton lance une collection de carnets de voyage que nous appelions alors « Scrapbooks ». Cette collection qui comptait neuf titres a existé pendant douze ans. L’idée de ce carnet se situait entre le carnet de dessin et la papèterie. Grâce au crayon inséré dans chaque carnet, il était possible de le personnaliser. L’artiste choisi – un aquarelliste, dans la tradition du carnet de voyage - était originaire de la ville qu’il dessinait : Fabrice Moireau à Paris, Yoko Yamamoto à Tokyo… Cette collection avait rencontré un certain succès à son lancement mais elle commençait à s’essouffler. Ses parutions étaient aléatoires et, avec l’émergence dans les années 2000 de collaborations avec le monde de l’art contemporain sous l’influence de Marc Jacobs, son image ne correspondait plus à celle de la maison Louis Vuitton. C’était une collection très classique qui mettait assez peu en avant les auteurs dont les noms n’apparaissaient d’ailleurs pas sur la couverture.
Les partis pris éditoriaux de l’ancienne et de la nouvelle collection sont effectivement très différents.
Les partis pris sont très différents mais il est important de citer cette collection que nous avons souhaité faire évoluer sans en oublier l’existence. Nous avons créé une nouvelle approche éditoriale et graphique tout en nous inscrivant dans le registre du carnet de dessin et du carnet de voyage. L’idée du format à l’italienne a ainsi été reprise pour la nouvelle collection, de même que le principe d’association d’un artiste avec une destination, en prenant toutefois un parti différent : l’artiste choisi n’est plus originaire ou résident de la ville ou du territoire qu’il dessine. J’ai souhaité confronter les regards et les cultures. Le voyage se fait désormais en quelques semaines et le carnet en deux ans, sur la base des souvenirs de l’artiste : ce n’est plus la même approche temporelle ni dès lors le même travail.
Nous avions également pour envie de nous éloigner du scrapbook et souhaitions, lorsque l’on ouvre chaque carnet, susciter un choc visuel. Montrer qu’un carnet de voyage pouvait aussi être un livre d’artiste était pour nous important. D’où la diversité d’arts visuels, de techniques et d’horizons représentés dans les Travel Books. Dans une charte graphique contrainte, s’y exprime une très grande liberté créative.
Travel Book Ile de Pâques, Daniel Arsham, 2013
La liberté créative s’exprime à travers les techniques et les champs artistiques, mais aussi le propos. Louis Vuitton est une marque de luxe que j’imagine dotée de règles strictes concernant son image, ce qui ne vous a pourtant pas empêché de laisser Chéri Samba exprimer un propos politique en évoquant le racisme dans son Travel Book parisien.
La maison Louis Vuitton véhicule une très forte identité et s’inscrit dans une histoire de plus de 160 ans. Créée en 1854, elle est devenue une maison internationale où l’on ne plaisante évidemment pas avec l’image de marque. C’est pour moi une préoccupation permanente, qui s’exprime de multiples manières : sur la forme, bien sûr avec une exigence de qualité irréprochable, mais également sur le fond par le profond respect que nous avons pour la création à laquelle la maison Vuitton consacre d’importants moyens. C’est le cas pour les carnets de voyage mais également pour toutes les autres collections, comme celle des City guides. La liberté de ton et l’indépendance des auteurs que nous recrutons fait partie de la ligne éditoriale de la maison.
Travel Book Paris, Chéri Samba, 2013
Pour en revenir aux Travel Books, le graphisme revêt une forte identité tout en étant très simple.
Nous ne recherchons pas l’effet de mode et souhaiterions même que la collection devienne un classique. Il fallait donc la penser en tant que tel et l’inscrire dans la durée. Pour cette raison, le graphisme est donc à la fois classique et simple avec un format à l’italienne repris du format initial de la collection précédente. Nous avons choisi de ne mettre aucun titre en première de couverture…
… ni de monogramme d’ailleurs.
Ni de monogramme effectivement. Ce dernier apparaît discrètement sur le dos du livre, comme dans toute maison d’édition : Louis Vuitton assume ainsi de ne pas se limiter à une grande marque de luxe et de signer ses livres comme éditeur. La maison Vuitton infuse toutefois son identité dans plein de détails : la typographie Futura utilisée par la maison, la toile marron qui rappelle bien sûr la toile Vuitton … Le nom de l’auteur – qui était absent dans l’ancienne collection - et de la destination sont inscrits en quatrième de couverture.
On passe du français à l’anglais, autre différence entre l’ancienne et la nouvelle collection de carnets de voyage.
Oui, effectivement. En tant que marque de luxe internationale, nous nous adressons à un public international.
Travel Book Afrique du Sud, Liu Xiaodong
Tâche simplifiée par le fait qu’il n’y a quasiment pas de texte
Oui, seulement à la fin du carnet. La structuration du carnet est assez classique : un chapitrage par quartier à l’échelle d’une ville ou à l’échelle d’un territoire plus vaste, par jour et par étape, les dessins en chemin de fer à la fin du livre, accompagnés de légendes très discrètes sur les lieux, une biographie assez courte en français, en anglais et dans la langue de la destination, un texte générique qui raconte notre collection et un autre depuis l’année dernière appelé « Travelogue » qui donne la parole à l’artiste sur ses impressions de voyage. L’élastique qui ferme le livre rappelle les codes du carnet de voyage.
Pour en revenir à l’écrit, je souhaitais démontrer qu’un carnet de voyage pouvait se passer de texte. Je ne connaissais pas ou très peu l’illustration lorsque j’ai commencé et ai été très surpris d’apprendre que le dessin – dans le monde de l’édition – doit le plus souvent illustrer un propos, sans existence autonome. Ce n’est pas le cas de la photographie. Pourquoi un traitement différencié pour le dessin alors qu’il exprime une démarche créative peut-être plus importante encore que la photographie ?
Ce qui en dit beaucoup sur la place de l’illustration dans le champ de l’art contemporain aujourd’hui !
Les choses évoluent petit à petit, du moins je l’espère.
Grace notamment à ce genre d’initiative.
Il nous importe de voir comment d’un sujet comme le voyage, le dessin raconte par lui-même et au travers de la personnalité de l’artiste. C’est ce voyage-là qui nous intéresse : ce rapport très personnel et intime avec le territoire, la géographie. Thomas Ott et Jirô Taniguchi ont pour traits communs –au-delà de leur virtuosité technique - leur capacité à créer un procédé narratif. Peu d’artistes explorent ce champ-là, très contraignant et très complexe.
Travel Book Venise, Jiro Tanuguchi
Pour revenir aux codes graphiques, vous choisissez une couleur présente dans les dessins et l’utilisez pour les pages de garde, la typographie, la tranche du livre…
Les guides, dans leur nouvelle formule, ont précédé les carnets de voyage. Le designer graphique Frédéric Bortolotti du studio Lords of design et moi avons d’abord revu la formule graphique et éditoriale du guide, puis nous avons travaillé sur les carnets de voyage. Leur lien organique dessine les contours de codes communs à l’ensemble des collections. On y retrouve la typographie Futura, la toile, les coins arrondis, le jaspage des tranches, la couleur marron et une couleur spécifique à chaque titre : pour les carnets de voyage, une couleur présente dans la palette de l’artiste, comme le rose fluo de Paris de Chéri Samba ou la couleur pêche de Taniguchi évoquant la douceur des coloris des façades vénitiennes ; pour les guides, une couleur qui évoque la destination, comme le bleu royal de Paris, le rose des cerisiers en fleur de Tokyo…. En s’enrichissant au fur et à mesure des années, la collection devient un objet graphique en soi.
Faites-vous appel au même imprimeur pour chaque titre ?
Oui, le même depuis cinq ans. Avec l’aide d’un studio de fabrication parisien qui nous accompagne depuis le début de la collection, nous imprimons en Italie aussi bien les carnets que les guides. Pour la page de garde, nous choisissons les papiers teintés dans la masse. Le choix des teintes est évidemment moindre que si nous l’imprimions, mais le soin que nous apportons à tout détail nous conduit à en corriger si besoin la teinte, en y ajoutant un jus. Les carnets sont conçus comme un objet de luxe, que ce soit pour l’édition bibliophilique ou pour l’édition à 45 euros.
S’agissant des éditions bibliophiliques, vous concevez, pour chaque titre, une version en tirage limité. C’est également une démarche singulière.
A titre personnel, j’aime les livres et l’objet qu’ils représentent. L’idée de concevoir un objet bibliophilique en tirage de tête et en nombre limité d’exemplaires (50 exemplaires au début de la collection et 30 désormais pour garder le caractère très exclusif d’une édition bibliophilique) était naturelle pour plusieurs raisons. Elle est tout d’abord, inscrite dans l’histoire de la maison. Gaston-Louis Vuitton (1883-1970 NDLR), le petit fils de Louis, était un vrai bibliophile. Sa bibliothèque qui était composée de livres et de magazines d’art, de livres de typographie et de littérature a d’ailleurs été en grande partie conservée. La collection patrimoniale de Vuitton dont le fonds graphique est particulièrement riche, nous la devons à Gaston Vuitton. Il gardait tout !
Dessin de Gaston-Louis Vuitton pour la décoration d'une vitrine, 1927
C’est lui qui collectionnait les étiquettes d’hôtels auxquelles vous avez consacré un magnifique ouvrage ?
Oui, le fonds contient environ 3000 étiquettes (ces étiquettes étaient collées sur les malles et les bagages, à la fois communication publicitaire et signe de reconnaissance des grands voyageurs NDLR). Gaston-Louis Vuitton était ce que l’on appelle un honnête homme. Il dirigeait son entreprise mais il dessinait aussi ses produits et ses vitrines. Sa curiosité était insatiable. Il a été membre ou fondateur de trois sociétés de bibliophilie, dont l’une Les exemplaires qui a publié des livres d’art en tirage limité de 99 exemplaires correspondant aux 99 membres de la société de bibliophilie. Il a par exemple publié une très belle édition de L’Or de Blaise Cendrars illustrée par André Lhote. Je vais de temps en temps fouiner dans les archives de la maison. C’est très inspirant !
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La bibliophilie s’inscrit donc dans l’histoire de la maison. Tu évoquais aussi d’autres raisons à la réalisation de ces tirages de tête…
Je pense qu’il y a également un lien possible entre la bibliophilie et le monde du luxe. Certes, les modèles économiques y sont différents mais le livre d’art peut à mon sens être appréhendé comme un objet de désir, au même titre qu’un objet de maroquinerie. Nous faisons d’ailleurs appel, pour réaliser les tirages de tête, à des métiers traditionnellement très liés aux nôtres comme des maroquiniers pour la fabrication des reliures.
Je n’ai jamais vu ces éditions bibliophiliques autrement que sur internet.
Je te montre le carnet de Tokyo. Julien extrait un ouvrage de très grand format de sa bibliothèque. Le format, comme tu le vois, est spectaculaire. Chaque ouvrage dispose d’un emboîtage ; le livre est relié en cuir dans un atelier de reliure qui travaille pour la bibliothèque du Vatican situé à côté de Padoue. On retrouve les codes couleurs de la collection imprimés en sérigraphie. Le jaspage n’est pas réalisé dans la couleur dominante des dessins comme pour les éditions grand public mais en argent à chaud. Le choix du papier varie – à la différence du carnet classique – d’un titre à l’autre. Evidemment, chaque carnet est numéroté, signé et accompagné d’une estampe, d’une sérigraphie ou d’une lithographie rehaussée à la main, inédite la plupart du temps, signée de l’artiste.
Travel Book Tokyo, Eboy, Edition bibliophilique
Quels sont les circuits de vente ?
Exclusivement chez Louis Vuitton. Le prix est élevé – 2500 euros – compte tenu de l’objet mais identique quel que soit l’artiste, connu et côté comme Chéri Samba ou Liu Xiaodong ou jeune talent émergent comme Natsko Seki qui avait dessiné le carnet sur Londres, mélange de dessins et de collages numériques. Certains titres se sont donc épuisés plus vite que d’autres, pas toujours pour de bonnes raisons !
Comment se fait le choix en faveur d’un artiste ?
La difficulté est de choisir : ce n’est pas les artistes qui manquent dans le monde entier ! Notre ligne éditoriale nous impose de travailler avec des artistes de nationalités différentes. Nous avons ainsi sollicité des artistes japonais, français, américains, chinois, congolais, croates....
L’autre élément pris en compte est la variété de techniques et champs artistiques : manga, pixel art, carte à gratter, aquarelle, utilisation de photos, tout est possible ! Nous aimerions réaliser un livre entièrement en collage. Il y en a un peu dans le Prague de Pavel Pepperstein, mais nous n’avons aucun carnet entièrement réalisé avec cette technique. Cela nous amuserait aussi de travailler avec un artiste tatoueur, un art un peu en marge mais aussi un reflet de l’époque et un choix inattendu pour Vuitton.
Travel Book Londres, Natsko Seki, 2013
Quand nous avons démarré la collection, les quatre premiers titres ont d’emblée reflété cette ligne éditoriale : Chéri Samba à Paris, Natsko Seki à Londres, Jean-Philippe Delhomme à New-York et Daniel Arsham à Ile de Pâques. Un congolais, une japonaise, un français, un américain / deux artistes contemporains, deux illustrateurs / Des artistes de différentes générations.
Nous avons vocation à être pionnier et audacieux. La collection est très clivante : les titres, selon l’artiste, ne plaisent pas au même public.
Je n’ai pas vu d’artistes coréens.
Nous y pensons et avons déjà quelques idées… Nous sommes toujours à l’affût, à l’écoute. Une exposition, une vente aux enchères ou plus simplement une discussion autour d’une table comme celle que nous avons aujourd’hui peuvent être l’occasion de découvrir de nouveaux artistes pour nos collections.
Quels sont les artistes avec qui vous collaborez actuellement ?
Parmi les artistes que nous avons signés, il y a la nigériane Otobong Nkanga pour la ville de Shanghai, le canadien Marcel Dzama pour le Maroc, l’espagnol Javier Mariscal pour Los Angeles, le duo franco-japonais Icinori pour Séoul, le français Marc Desgrandchamps pour Barcelone. Pour l’instant, aucun artiste sud-américain, mais nous sommes en discussion avec une peintre d’art naïf de Sao Paulo.
Travel Book Cuba, Li Kunwu, 2018
Que retiens-tu de toutes ces collaborations ?
Des expériences singulières sont nées de chacune de ces collaborations. Je repense à Li Kunwu, artiste d’origine chinoise qui avait dessiné le carnet de dessin sur Cuba. L’écouter parler de son premier et seul voyage à Cuba était particulièrement émouvant : pour lui, c’était comme se retrouver en Chine il y a 30 ans ! Les dessins étaient très différents de ceux qu’il avait l’habitude de pratiquer, plus bruts, avec de la couleur.
Pour son carnet de Venise, Taniguchi a quant à lui dessiné en couleur directe, technique qu’il n’avait jamais expérimentée jusque-là sur tout un livre mais qu’il a ensuite réutilisée pour Les gardiens du Louvre.
Ma rencontre avec Chéri Samba restera également un très grand souvenir, de même qu’avec son galeriste André Magnin, un personnage de roman : imagine un voyage à Kinshasa en sa compagnie pour récupérer les originaux de Chéri Samba ! Avant même la satisfaction du livre, j’aurai à vie la satisfaction de ces rencontres. Dans nos premières discussions, Chéri Samba souhaitait réaliser 120 micro-tableaux, avec la précision de trait et de couleur qu’on lui connait. Il a commencé dans cette direction mais a pris conscience – au bout de vingt dessins - de la tâche titanesque à laquelle il s’exposait. On le voit dans le déroulement du carnet : un personnage apparaît dans les premières pages, puis disparaît pour laisser place à un travail d’après photo inédit pour l’artiste.
Travel Book Paris, Chéri Samba, 2013
Comment t’es venu le goût du dessin ?
Je suis un littéraire de formation, arrivé un peu par hasard chez Vuitton. C’est curieusement la photographie, vers laquelle mon goût me porte plus, qui m’a amené au dessin. La photographie dont la frontière avec le dessin est floue. Il y a ensuite, comme tout le monde, les souvenirs d’enfance de livres illustrés et de bandes-dessinées. Je me souviens des albums illustrés par Benjamin Rabier que je lisais chez ma grand-mère. Je crois enfin que la collection des Travel Books m’éduque au dessin. Un dessin qui s’inscrit dans un livre, ce que je trouve particulièrement intéressant.
Benjamin Rabier, Les deux rats et le renard
Tu aimais l’objet-livre avant de rejoindre les éditions Louis Vuitton ?
Oui, tout à fait. L’objet graphique mais aussi ce qu’il comporte de mémoire et de transmission. Je suis un collectionneur obsessionnel. Je collectionne tout et n’importe quoi et beaucoup les livres ! Les objets comme les livres sont des rencontres. C’est avant tout cela que je recherche. Le carnet de voyage est l’aboutissement d’un projet collectif qui se concrétise dans un livre. J’espère que notre collection deviendra un classique et qu’elle durera encore longtemps.
La maison d’édition Louis Vuitton – de par la diversité des champs explorés (nous n’avons évoqué que les Travel Books mais de nombreux autres ouvrages complètent cette collection NDLR) et son exigence graphique - se rapproche du travail d’éditeurs comme feu Robert Delpire. La mémoire de ces éditeurs habite-t-elle ton esprit ?
Oui, bien sûr. Quand on lance une collection de livres de dessin ou de photographie, on regarde bien entendu ce qui a été publié avant soi. Il y a tant de merveilles, beaucoup plus audacieuses que ce que l’on a l’habitude de voir maintenant. Rome, New-York et Moscou de William Klein, Paris de nuit de Brassaï avec une préface de Paul Morand, un tout petit objet avec une impression sublime qui date des années 30, etc... Des maisons d’édition comme Delpire ou Xavier Barral aujourd’hui sont des références auxquelles on pense, bien entendu, dans son travail d’édition.
William Klein, Photographie extraite de Mockba, Crown Publisher, 1964
La question est donc pour nous : qu’apporte-t-on de nouveau ? Quel intérêt aurions-nous à publier un énième livre sur le voyage si nous ne posons pas un autre regard sur lui. L’éditeur joue un rôle fondamental dans l’élaboration du livre, peut-être aussi important que l’auteur.
Une dernière question que l’on a déjà abordée la première fois que l’on s’est vu : avez-vous des projets de livres pour enfants ? Je t’ai apporté l’album de coloriage et découpage Cow-Boy publié par Delpire dans les années 60 dans la collection Actiboms que j’avais évoquée lors de notre première rencontre.
C’est très beau, effectivement et très audacieux. Aujourd’hui, ce sont les petits éditeurs qui sont souvent les plus intéressants en littérature enfantine. Magnani par exemple qui édite Simon Roussin dont j’aime beaucoup les dessins. J’y pense en regardant les cow-boys de ce livre de Delpire.
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Nous sommes une toute petite équipe de quatre personnes et essayons déjà de bien défendre chaque titre. J’adorerais publier des livres pour enfant mais si j’avais une nouvelle collection à imaginer, je commencerais plutôt par la littérature. La collection que tu vois en haut à gauche (Julien me montre un rayonnage de la longue bibliothèque qui court tout le long d’un mur) « Voyager avec », dédiée à la littérature de voyage est la première collection publiée par Vuitton. Elle a démarré en 1994 et s’est arrêtée à la mort de son directeur, Maurice Nadeau. C’était des anthologies de textes sur le voyage de grands auteurs du XXème, choisis et commentés par un universitaire de renom ; elles étaient pourvues d’un important appareil biographique et bibliographique. Aujourd’hui, la maison Louis Vuitton ne publie plus de textes littéraires, délaissés par les marques de luxe au profit de livres iconographiques. Elles auraient pourtant les moyens de publier des textes en éditant de beaux livres, ce que seuls quelques petits éditeurs comme Les éditions Cent Pages font aujourd’hui avec de très fortes identités graphiques. Les expérimentations graphiques sont devenues rares chez les gros éditeurs. Je serais donc assez tenté d’explorer le champ de la littérature du voyage, plus sous la forme d’anthologie mais à travers la publication de textes contemporains ou de grands classiques. Tu le vois : nous avons beaucoup de projets et d’idées dans les tiroirs !