Odonchimeg Davaadorj, Humanité dessinée
Il est des personnes hors du commun ; Odonchimeg en fait partie. A travers de multiples pratiques où le dessin tient une place centrale, la toute jeune artiste aux déjà cent vies représente la condition humaine, en délégué sensible de sa psyché. Avec force, délicatesse et une profonde conscience du monde, Odonchimeg crée en nous donnant à penser.
Tu as toujours dessiné ?
J’ai grandi en Mongolie, dans une petite ville et un village où les cours de dessin n’existaient pas et l’accès à la culture très limité. J’ai pourtant toujours beaucoup dessiné sans y avoir été particulièrement encouragée. A l’adolescence, j’ai gagné quelques prix de dessin de mode, mais je ne pensais pas devenir artiste.
La Mongolie nous est presque complètement inconnue, ici en France.
C’est un pays traversé par une double influence soviétique et asiatique. Je me sens très différente des asiatiques - chinois, japonais ou coréens - que j’ai pu rencontrer en France.
L’éducation des filles y est très libre et ce sont souvent les femmes qui décident. Je suis née en 1990 au moment de la chute du bloc soviétique. De profonds bouleversements agitaient alors la société : des gens perdaient leur travail, devenaient alcooliques lorsque d’autres profitaient du système et s’enrichissaient très vite. A cette époque, mes parents ont quitté la ville pour aller vivre dans un village où ils ont construit une petite ferme au milieu de nulle-part. Les animaux et le grand jardin qui entourait la maison nous permettaient de vivre en autosuffisance. J’admire ce mode de vie, maintenant. J’en ai gardé de très beaux souvenirs d’enfance, un sentiment de liberté et un grand attachement à la nature, les animaux, la vie simple mais si belle.
Sans titre, encre de Chine sur papier, 25x22cm
Quand as-tu décidé de venir en France ?
J’ai fini ma scolarité à 16 ans et demi avec deux ans d’avance et ma sœur, qui habitait la Tchéquie, m’a obtenu un visa étudiant pour que je puisse la rejoindre. A Prague, j’ai commencé des cours de commerce que j’ai arrêtés au bout d’un an quand j’ai acquis la certitude que ce ne pouvait être ma voie ! Mes parents n’ont pas compris mon choix, mais l’ont accepté. Avec le visa Schengen dont je bénéficiais alors, je suis arrivée à Paris pour faire des études d’art. Je ne connaissais rien de la France à part la tour Eiffel !
Comment as-tu fait ? Cela n’a pas dû être facile tous les jours...
Je suis arrivée sans argent, sans aucune connaissance de la langue, et j’ai gagné très modestement ma vie pendant un an en faisant des ménages. Quand j’ai un peu mieux maîtrisé le français, je me suis renseignée sur les écoles d’art et j’ai déposé un dossier pour entrer à l’atelier des Beaux-Arts de Glacière, une classe préparatoire dont les frais d’inscription étaient compatibles avec mon modeste budget.
Identité ethnique, How poeple think about me, 2016
Tu m’as raconté y avoir vécu un choc culturel...
J’ai beaucoup appris durant cette année de classe préparatoire où j’ai effectivement vécu un choc culturel à la fois perturbant et enrichissant. Le dessin très académique que je pratiquais alors n’entrait dans aucun des enseignements dispensés. Je me souviens d’un des premiers travaux demandé sur un thème imposé. J’avais dessiné un truc hyper classique dont j’étais très fière. Une fille assise à côté de moi s’exprimait avec du scotch, toutes sortes de chose un peu bizarre ... Je n’en comprenais pas bien l’intérêt mais lorsque le professeur est passé voir ce que nous faisions, il m’a fait comprendre que je ne rentrerais jamais dans une école d’art avec une pratique aussi académique. A l’époque, j’en ai été très choquée, mais réflexion faite, ça m’a donné une ouverture d’esprit et une liberté en m’instillant l’idée que l’on peut dessiner avec n’importe quelle technique et de n’importe quelle façon, pourvu que ce soit l’expression de soi. Je garde malgré tout une profonde admiration pour les gens qui maîtrisent un savoir-faire technique. C’est important de le respecter car ce sont des heures et des heures de travail et aussi l’expression d’une sensibilité.
L’académisme réside de toutes les façons moins dans le fait de dessiner de façon académique, que dans l’obligation que l’on s’assigne à se plier à une convention, quelle que soit cette convention...
Le monde de l’art est composé de nombreux petits villages. Il faut trouver ou même créer le sien sans se préoccuper de ce que l’on pense de toi.
Après ton année de prépa, tu es entrée aux Beaux-Arts de Cergy.
Oui ! J’y ai rencontré des gens très différents de moi. Depuis l’enfance, la plupart avait eu accès à la culture, arpentait les musées... J’avais 20 ans, la première fois que je suis entrée dans un musée ! Je n’ai pas ressenti cette différence comme un handicap. La sensibilité artistique ne s’acquiert pas que dans les galeries et les expositions ! La création fait partie de soi. C’est un besoin que j’exprime à travers toutes sortes de médium : le dessin, bien sûr, mais aussi un vêtement, la sculpture, la poésie...
Toi qui es mon ami, encre de Chine sur papier, 8x7 cm, 2017
J’ai vu que tu écris des poèmes, une pratique littéraire peu répandue de nos jours.
En Mongolie, la poésie tient une place très importante dans la société à la différence d’ici où un poète est souvent perçu comme un marginal un peu étrange et ringard. Elle fait encore partie de la vie quotidienne même si cette tradition n’est plus aussi vivace qu’avant. On souhaite la nouvelle année en écrivant un poème, par exemple. Le mongol est une langue très riche qui correspond bien à l’écriture poétique. J’aime la force qui s’y exprime en quelques mots, quelques phrases. J’en écris un peu, modestement.
En français ? En mongol ?
Dans les deux langues, mais je lis désormais plus de livres en français que dans ma langue maternelle. Ils ne sont pas très faciles à trouver à Paris ! L’écriture est très importante pour moi. Quand j’entends une belle phrase, je la note dans un carnet. J’y inscris aussi des idées ou des passages de livres qui m’ont plu. J’aime les écrire à la main : ça me permet de les mémoriser. Ces mots et ces phrases rejaillissent ensuite parfois sous forme de dessins, de sculptures, d’un vêtement ...
Tes dessins donnent une large place à la représentation des corps et de la nature.
Ce qui est inerte, sans vie – une table, une chaise – m’intéresse peu. Je ne dessine quasiment que des choses organiques : des corps, des éléments végétaux, ce qui renvoie à une humanité universelle et transcende nos singularités. C’est la raison pour laquelle je ne dessine jamais beaucoup de détail. Les personnages que je représente ne ressemblent à personne. On ne peut pas les identifier. Je dessine d’ailleurs souvent des corps sans tête ou des têtes sans corps.
Ils arrivent, encre de chine sur papier, 28x33 cm, 2018
Des corps parfois provocants, souvent sexuels.
Je représente le corps dans tous ses états et la sexualité en fait évidemment partie. Je m’intéresse beaucoup à la façon dont on peut aborder ce sujet en en préservant la subtilité et le mystère. A travers un dessin ou mon propre corps que j’utilise comme matière première en le mettant en scène, j’invente des personnages féminins qui racontent des fragments d'histoire, de vie, d'émotions physiques ou mentales. Ce sont parfois des extraits de mes propres poèmes, qui à l’occasion de performances font surgir une tension érotique.
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Je ressens, à travers nos échanges, une conscience aiguë des enjeux environnementaux. Tes dessins véhiculent-ils un message ?
Mon travail n’est pas engagé. Il ne promeut aucun message politique et s’attache plutôt à représenter l’essence des choses, des thèmes très classiques comme la vie, l’amour, la mort qui sont la raison même de notre existence. Ces thèmes sont banals, mais les banalités sont souvent très humaines.
Cœurs, encre de Chine sur papier, 2017
Y racontes-tu des histoires ?
On peut bien sûr s’imaginer une histoire, mais mes dessins sont plutôt l’expression d’un sentiment souvent ambigu, à la fois fragile et violent. Cette violence peut être douce ; elle n’est pas forcément douloureuse : d’un corps sans tête, poussent des feuillages, par exemple.
Quelles techniques utilises-tu ?
Beaucoup d’encre de chine : en fonction de son utilisation, c’est un liquide qui peut devenir très dense et profond ou au contraire très doux lorsqu’il est dilué. J’aime beaucoup ce contraste. Les effets que l’on peut créer avec l’encre de chine sont très divers et me donne parfois l’impression de travailler à quatre mains.
Femme et chat, encre sur toile, 80x60 cm, 2015
Les papiers sur lesquels tu travailles sont de diverses sortes...
Le papier doit juste répondre à certaines caractéristiques techniques, comme une bonne capacité d’absorption de l’encre, mais peu importe qu’il soit précieux ou bon marché... J’utilise ce que je trouve, tout simplement. Je travaille avec très peu de moyens – une feuille de papier, un pinceau, un peu d’encre - comme dans ma vie personnelle. Chez mes parents, lorsque j’étais enfant, il n’y avait pas l’eau courante. Il fallait donc la chercher, puis l’utiliser avec parcimonie. Quand on faisait une lessive, un thé, nous calculions au juste nécessaire.
Encre sur toile, 80x60 cm, 2016
Le textile est un autre médium privilégié. Est-ce une influence de ta maman couturière ? As-tu appris à coudre ?
En observant ma mère, j’ai certainement dû apprendre inconsciemment la couture. Je sais comment réaliser un manteau, une chemise et le fais d’ailleurs de temps en temps... Un vêtement peut raconter une histoire. C’est une identité, avant d’être un objet de consommation. La couture, comme le dessin imposent du temps et de la concentration et permettent de laisser libre cours à ses réflexions. Presque comme une méditation.
Mes dessins sont un travail d’assemblage qui peut ressembler à de la couture. J’utilise souvent des fils dont la force et la fragilité m’intéresse, pour réaliser des broderies ou une aiguille, pour poinçonner le papier de petits trous. J’aime bien que le dessin ne soit pas unidimensionnel et qu’un relief apparaisse.
Cohésion, technique mixte, 80x70 cm, 2017. Cliquer sur la flèche pour faire défiler les images.
Je vois beaucoup de couleur rouge. Quelle en est la signification ?
J’utilise effectivement beaucoup de rouge, mais aussi des bruns, des sépias... des couleurs que l’on trouve dans la nature. Le rouge est la couleur du sang, donc l’essence même des êtres. Il n’y a aucune connotation de violence.
Tâtonnement, encre de chine et fil rouge, 58x78 cm, 2015
Ton travail m’évoque celui de Louise Bourgeois. Ses œuvres t’ont-elles influencée ?
Oui, son travail me touche profondément. C’est une des rares artistes qui m’a accompagnée sans que jamais je m’en lasse. Son œuvre a su traverser le temps. C’est à cette intemporalité que l’on apprécie un vrai artiste. C’est là que réside sa force. Aujourd’hui, n’importe qui peut accéder au succès avec n’importe quoi, de façon presque instantanée. Nous vivons à une époque un peu folle à la fois passionnante et triste où gagner de l’argent a plus de valeur que lire un livre...
D’autres artistes te sont-ils chers ?
Oui, le travail de Marlène Dumas me touche aussi, de même que la période bleue de Picasso. Je n’aime pas forcément un artiste en bloc et picore plutôt telle œuvre ou telle période qui m’émeut plus particulièrement. J’aime aussi découvrir les créations de modes. Le travail de créateurs comme Hussein Chalayan et Martin Margiela m’intéresse beaucoup.
Je vois une petite scène du douanier Rousseau. Es-tu sensible à l’art naïf ?
Je suis assez sensible à cet art-là que mon compagnon m’a fait découvrir il y a quelques années. J’en aime l’honnêteté et la spontanéité du geste. J’ai un très beau livre d’art naïf que j’aimerais te montrer sur un artiste appelé Babahoum. On l’a découvert par hasard en nous promenant dans la rue. Il n’est pas du tout connu. Il habite au fin fond d’un petit village au Maroc et dessine avec très peu de moyens.
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Quels sont tes projets ?
Le salon de Montrouge (où Odonchimeg vient de recevoir le prix ADAGP « Révélation Arts Plastiques ») et je suis en train de préparer une exposition solo qui se tiendra en janvier à la galerie Backslash, à Paris. Je me prépare pour cette expo mais pour moi aussi, avant tout. Le dessin est une activité solitaire dont j’ai besoin pour me poser des questions, réfléchir, avancer...
Réfléchir, loin du bruit du monde...
Mon mode de vie est assez spécial, très solitaire. J'aime m'isoler de monde extérieur ; ça me donne l’impression de vivre plus intensivement… Chaque instant vécu fait déjà partie du passé. Vieillir est un cadeau : j’apprends, je m’améliore...
Sleepers, encre sepia sur papier, 42x59 cm, 2015