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Mette Ivers, l'étrangeté cachée du monde


Les réseaux sociaux sont parfois bien utiles. Il y a quelques mois, ils m'ont permis de prendre attache avec une artiste dont les délicats et poétiques dessins m'accompagnent depuis l'enfance : Mette Ivers. Lorsque je l'ai rencontrée dans la vraie vie, celle où les êtres de chair et de sang se parlent avec des mots, des gestes et des silences, nos discussions se sont immédiatement teintées d'une complicité, rare et belle. A l'image de Mette et de ses œuvres...


J’ai connu vos dessins lorsque, petite fille, je lisais le mensuel J’aime lire. Avez-vous aimé illustrer des histoires ?

J’ai toujours aimé les livres et donc les illustrer. Lorsque j’étais moi-même petite fille, ma mère m’avait offert un livre scandinave de contes de Grimm qui lui avait appartenu enfant. Il était illustré de gravures en noir et blanc du 19ème siècle. Ce livre m’a beaucoup marquée.



Cliquer sur les images pour les agrandir.

Contes de Grimm illustrés par Philipp Grot Johann et R. Leinweber


L’avez-vous gardé ? Se trouve-t-il encore dans votre bibliothèque ?


Oui bien entendu ! Vous verrez : certaines de ses images sont frappantes ! Le livre était écrit en danois et comme je ne savais pas le lire alors, je ne regardais que les dessins. Je méditais des heures sur ces gravures en me demandant quelles histoires elles pouvaient bien illustrer.



Vos parents étaient danois ?


Oui, je suis née en France mais mes deux parents étaient danois. Mon père, qui était armateur, était venu s'y installer dans l’entre-deux-guerres et avait rencontré ma mère à Paris où elle travaillait comme jeune fille au pair. Mon père parlait admirablement le français. Il a ensuite été naturalisé. A ma majorité, j’ai moi aussi choisi d’être française. Depuis mon plus jeune âge, j’ai été imprégnée de culture française. Les livres tenaient une place importante dans ma vie et j’ai logiquement adoré plus tard illustrer les textes classiques. Parallèlement à ces illustrations – j’en ai fait une centaine au cours de ma carrière – je peignais dès que j’en avais le temps.


Mette Ivers, Paysage, huile sur toile, 1980


Ces deux activités entretenaient-elles une correspondance ?


Non, elles sont complètement indépendantes l’une de l’autre ! J’ai illustré de nombreux textes classiques pour le Cercle du bibliophile – Tchekhov, Mauriac, Stendhal - avec des dessins en pointillés qui fonctionnaient bien pour ce genre de livre. Malheureusement, les livres illustrés pour adultes ont disparu ! J’ai connu la fin de cette époque, dont les derniers moments ne faisaient plus que pâle figure au regard de publications plus anciennes. Les couvertures du Cercle du bibliophile étaient hideuses, en faux cuir martelées d’or !



Cliquer sur les images pour les agrandir. illustrations pour le Cercle du bibliophile.



Je me demande souvent pourquoi les livres pour adultes illustrés ont disparu dans les années 70.


Je ne comprends pas non plus pourquoi les livres illustrés pour adultes sont tombés en désuétude, alors que beaucoup de ces publications étaient très populaires. L’époque florissante de ces livres datait d’avant la guerre. Même les livres grand public comme les livres jaunes des éditions Fayard (collection Le livre de demain, NDLR) étaient décorés de très beaux bois gravés. Lorsque ces publications pour adulte ont disparu à la fin des années 70, je n’ai plus illustré que des livres pour enfants. Des textes contemporains, mais aussi des contes et textes classiques, dont le merveilleux et la beauté m’inspiraient souvent plus.



La littérature enfantine contemporaine délaisse malheureusement souvent le merveilleux au profit de l’ironie ou du monde réel le plus trivial. C’est dommage !


Même les princesses y ressemblent souvent à n’importe qui. C'est une trahison de l'esprit du conte ! Une princesse doit faire rêver. Lorsque j’étais petite fille, les images – même minuscules des publications de la bibliothèque rose - étaient empreintes de mystère et leur observation vous transportait dans une autre époque. L’on y découvrait des décors étranges, des costumes que l’on ne voit pas dans la rue, une atmosphère qui vous transportait ailleurs. Les enfants d’aujourd’hui sont souvent déconnectés du passé. Le conte et la poésie enrichissent pourtant la vie, en lui offrant une autre dimension.


Mette Ivers, illustration pour le conte Poucette de H.C. Andersen, aquarelle sur papier, 1998



J’ai lu que vous aviez étudié une année aux Beaux-Arts de Copenhague.


Quelques mois, en réalité. Je me considère plutôt comme une autodidacte. Je dessine depuis l’enfance et maîtrisais déjà bien l’aquarelle et la gouache à l’âge de 15 ans. Je souhaitais apprendre la peinture à l’huile dont la technique est beaucoup plus complexe, mais son enseignement n’était pas dispensé dans l’atelier où j’étais inscrite. Mon professeur ne s’en souciait pas. On me disait de peindre « avec mes tripes », alors que je rêvais de connaître la technique savante des maîtres anciens. Cette posture me révolte encore ! Je n’ai quasiment rien appris aux Beaux-Arts en dehors de la gravure dont la technique est incontournable. J’ai adoré ça ! Le reste, je l’ai appris dans les livres. Une fois revenue en France, ma vie sentimentale m’a conduite sur d’autres sentiers que ceux de l’école, mais j'ai toujours regretté de ne pas avoir reçu une solide éducation technique. J’ai continué à dessiner et à peindre par moi-même…


Mette Ivers, L'été, huile sur toile, 1980



Les livres vous ont dispensé un savoir. Vous ont-ils également influencée ?


Comme je vivais dans une petite ville de province où il n’y avait pas de musée, c’est un livre de la collection Skira vu dans la vitrine d’un libraire qui m’a fait découvrir très jeune, à l’âge de 15 ans, la peinture du Quattrocento qui m’a influencée pour toujours. Mon père a bien voulu me l’offrir et j’ai pu découvrir avec émerveillement ces grands artistes – Masaccio, Piero della Francesca, Paolo Uccello - avec lesquels je me sentais dans une mystérieuse relation de familiarité. J’en adorais le calme ineffable, la majesté naturelle, la simplicité dépouillée mais très savante, des compositions d’une noblesse extraordinaire, des rapports de couleur d’une grande beauté. Après cette découverte, bien d’autres peintres m’ont enthousiasmée : Botticelli, Léonard de Vinci, Raphaël, Vermeer, Lucas Cranach dont le charme et la fantaisie me ravissent. Sa vision des jeunes filles est singulière : elles ont l'air énigmatique et malicieux…


Piero della Francesca, Nativité, ca 1470-1475, The National Gallery



Vous citez des peintres pour lesquels la représentation humaine tient une place importante.


J’aurais également pu citer Le Lorrain, dont j’aime l’ouverture sur l’infini terrestre ou les gravures de Dürer, si mystérieuses. Et puis Valentin de Boulogne, un caravagesque français qui a peint des scènes de concert et tant d'autres. Plus proche de nous, Manet, Van Gogh, Seurat, Picasso, Rouault ou encore Dufy, Braque et Chirico m’émeuvent aussi particulièrement. Mette me montre une carte postale posée dans un coin de la pièce où nous nous trouvons. Avez-vous remarqué ce tableau de Berthe Morisot : c’est un chef d’œuvre ! Elle ne m'enthousiasme pas toujours autant mais ici, tout est ravissant : l’enfant, la jeune femme, le chien, les arbres… La scène est très vivante, si bien composée.


Berthe Morisot, Dans le parc, ca 1874, Musée du Petit Palais



Vous n’avez cité aucune œuvre abstraite...


La peinture abstraite me parle aussi mais J’aime une certaine fidélité au réel. Pas le réalisme proprement dit, ni la stylisation outrée, sauf si elle me semble secrètement reliée au réel, comme les déformations de Picasso entre autres. L’étrangeté cachée des choses peut surgir d’un portrait apparemment très classique. C’est ce que j’aime chez les vraiment très grands artistes à mes yeux, comme Le Titien ou Vermeer, par exemple. Ils semblent être en relation, dans ce qu’ils expriment, avec quelque chose d’ineffable, proche du sentiment que donnent certaines musiques.




Cliquer sur les images pour les agrandir.

Tableaux du Titien, L'homme au gant et de Mette



Quand vous dessinez, quelles sont les techniques que vous affectionnez plus particulièrement ?


En ce moment, je dessine pas mal au fusain, mais j’aime toutes les techniques : le lavis, l’aquarelle, la plume, le crayon sec ou gras, l’huile. Il n’y a guère que le pastel que je n’aie jamais pratiqué, mais j’aimerais un jour essayer.


Mette Ivers, Paysage imaginaire, encre sur papier, 2009


Qu’est-ce qui détermine votre choix ?


Je ne sais pas trop ; l’envie du moment, sans doute. Je fais des esquisses pour mes tableaux dont je n’ai pas au départ une idée extrêmement précise. Le tableau se fait petit à petit. Je me vois comme un médium, un vecteur, un outil. Je travaille de façon instinctive.


Cela se passe différemment pour le travail d’illustration, où le texte donne un fil conducteur. En revanche, les textes sont plus ou moins inspirants ! Quand le texte me plait, je dessine avec une grande facilité. Le moindre mot m’inspire. Quand je me sens moins proche du texte, je peine davantage !



L’esthétique et l’harmonie générale des choses vous tiennent à cœur, de même que la délicatesse…


Nous avons tous besoin d’un contrepoids à la violence ambiante. La politesse, la gaité rendent la vie tellement plus agréable ! Je ressens le mépris et la grossièreté comme une violente agression.



L’hypersensibilité est une richesse mais également une souffrance. Je le ressens également. Votre pratique artistique est une façon de sublimer, d’agir sur le monde ou de le mettre à distance lorsqu’il vous agresse.


J’essaie, dans mon travail, d’exprimer un sentiment peu à l’honneur de nos jours : le goût du silence, le repos de la solitude, l’effusion de la contemplation. Je suis une résistante !



Mette Ivers, L'atelier, huile sur toile, 2007



Je fais un lien entre cet acte de résistance et un terme que vous avez utilisé un peu plus tôt dans notre entretien : asservissement. Vous parliez de l’enfance et de ce que les enfants n’étaient pas encore asservis par la vie.


J’ai toujours adoré la liberté. Mon enfance avant et pendant la guerre a été scandaleusement heureuse au regard de la barbarie qui s’emparait alors du monde. Les écoles étaient complètement désorganisées et j’ai eu la chance inouïe d'étudier à Saint-Jean-de-Luz avec des vieilles dames qui n’étaient pas institutrices de profession. Nous étions quatre ou cinq enfants autour de la table de la petite salle à manger de ces dames, qui nous laissaient libres de choisir les matières étudiées, principalement littéraires. De plus, pour me rendre à ces cours si décontractés, j’avais le privilège de marcher seule le long de la mer, car cette petite ville sans voiture ne présentait aucun danger pour un enfant. Je me sentais si libre à huit, neuf ou dix ans ! J’ai ensuite été interne chez les religieuses du Sacré Cœur. Malgré le carcan de ce type d’internat religieux, je m’y suis sentie comme dans une famille. J’y ai appris la culture catholique, que je ne connaissais pas en tant que protestante luthérienne. Comme j’avais refusé de me convertir au catholicisme, j’étais la seule à rester sur le banc de bois ciré de l’église au moment de la communion et je lisais les textes religieux pour ne pas m’ennuyer. J’ai développé une passion pour le Nouveau Testament ! Mon sentiment d’asservissement est arrivé plus tard, après la guerre, lorsque je suis revenue à Paris pour terminer mes études secondaires au lycée La Fontaine. J’avais un besoin inné d’être libre et eu le sentiment que l’on me refusait ce que l’on permettait à mon frère. Après mon bac obtenu avec mention, mon trop jeune âge m'a empêchée d’entrer à l’école de professorat de dessin du lycée Claude Bernard où j’avais été reçue et ma mère m’a envoyée dans une école d’art ménager à Copenhague. Quelle rage, quelle humiliation et quelle colère ai-je alors ressenti ! J’ai tenu pendant trois mois, puis ai écrit à mes parents que je ne resterais pas une seconde de plus dans cette école. Je me suis réfugiée chez mon oncle, puis me suis inscrite dans une école de dessin. Ma mère était d’une génération pour laquelle le seul but d’une femme dans la vie était de se marier : c’était terrible ! J’ai ensuite connu l’époque où il fallait l’autorisation de son mari – Sempé en ce qui me concerne - pour ouvrir un compte en banque.



Vous voyez-vous souvent, Sempé et vous ? Est-il venu voir votre exposition ?


Oui, nous nous voyons régulièrement et il est venu voir mon exposition. Il a bien aimé ce qu’il nomme « mes drôles de maisons », ce qui est très réconfortant venant d’un homme peu enclin aux compliments...


Mette Ivers, La tour rose, huile sur toile, 2015



Quelle place tient la littérature dans votre parcours ?


J’ai toujours aimé lire. Même à Copenhague, je passais ma vie à la bibliothèque municipale qui avait un beau département de livres français magnifiquement reliés. J’ai lu des piles de livres pendant mes cours de cuisine : Anouilh, André Gide, Roger Martin du Gard, Mauriac, Mauroy… J’ai parfait ma culture littéraire française au Danemark lors de mes arts ménagers ! Lorsque j’ai rencontré Albert Camus, j’avais lu presque tous ses livres, à l’exception de quelques-uns qu’il m’a donnés à lire. Plus encore que la littérature, la musique était notre passion commune.



Quelle musique écoutez-vous ?


J’écoute beaucoup de musique – Ravel, Mozart, Schubert et ces jours-ci Albert Roussel dont j’aimerais tant que l’on réédite les œuvres - mais ce qui me nourrit le plus depuis ma jeunesse est Bach. Je trouve extraordinaire son expressivité si magnifique. Avec Camus, j’ai beaucoup écouté les derniers quatuors de Beethoven, les quintettes de Mozart qui étaient notre musique quotidienne... Il m’a également fait découvrir Mahler. Le chant de la terre interprété par Kathleen Ferrier est une merveille, de même que les nocturnes de Chopin par Arthur Rubinstein. Le concerto en sol de Ravel par Martha Argerich, un chef d’œuvre ! La musique fait partie de ma vie. Elle vous transporte, vous emmène très loin. Mon travail en est très imprégné. J’aimerais trouver un moyen de la suggérer par mes dessins.



A travers ce que vous exprimez, une flamme brûle en vous, comme jaillie de l’enfance.


La vitalité ingénue des enfants me touche au plus haut point. Jusqu’au bout, tant que la nature me le permettra, que mes mains et les yeux me serviront, je continuerai à peindre et dessiner. Il ne faut pas baisser les bras et tâcher de rester entièrement vivant jusqu'au bout !


Mette Ivers, Les enfants, encre et aquarelle sur papier, 2011

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