Guy de Malherbe, Matière à manger
Les reliefs d’huitres ou de côtelettes offerts à notre vue sur les tableaux de Guy de Malherbe sont une invitation paradoxale à manger. Certes pas les restes de repas ainsi représentés, mais la matière picturale, charnelle, odorante et gustative peinte par l’artiste. C’est donc tout naturellement qu’ayant pris rendez-vous pour l’interviewer dans son atelier de Malakoff à l’heure du déjeuner, nous avons discuté de ses œuvres et des sens par elles sollicités autour d’un pique-nique improvisé de fromages et de charcuteries. Où il est question de dessin (un peu), mais aussi et surtout de l’expression sensible de sa peinture.
Guy de Malherbe, Reliefs sept huîtres fond rouge, huile sur toile, 99,5x180cm, 2020
Quelle place tient le dessin dans votre travail de peintre ?
Lorsque j’ai commencé à peindre, le dessin m’était un préalable nécessaire à l’appropriation des thèmes que je souhaitais traiter. Mon dessin était lent, précis, souvent très élaboré. Avec le temps, j’ai acquis une rapidité d’exécution qui me permet désormais d’appréhender les choses directement par la peinture, de façon moins intimidante.
Vous m’avez dit être maintenant intimidé par le dessin…
Le papier, parce qu’il est blanc et que l’on y privilégie la ligne, m’intimide désormais beaucoup plus que la peinture que je perçois comme une matière à modeler sur laquelle je peux intervenir : retirer, recharger, retirer, reprendre. Comme en cuisine !
Une toile est pourtant blanche, elle aussi, et la ligne n’est pas le seul geste possible du dessin.
Bien sûr, mais la ligne est présente à mon esprit comme peut l’être l’idée de la page blanche : fascinante et intimidante ! La ligne dessine mais, par les contours qu’elle crée, pose aussi une limite. J’aime, sur certains dessins de Corot, la façon dont il a tâtonné en juxtaposant des petites lignes les unes à côté des autres pour composer un arbre, ou le contour d’un personnage. La première ligne est très esquissée, la deuxième, puis la troisième plus marquées. C’est très beau.
Quant à la toile blanche, j’y applique toujours un fond de couleur avant de peindre. Ce fond me permet tantôt d’aller vers la lumière, pour peindre un ciel par exemple, tantôt vers l’ombre. Il offre une grande souplesse d’exécution.
Vous peignez directement sur la toile, sans dessin préparatoire ?
En effet, directement sur la toile, mais en plusieurs étapes. Quand je peins un paysage, mes éboulis de falaise notamment, je m’installe d’abord in situ avec mon matériel, à la manière des peintres de Barbizon. Cette expérience charnelle - les pieds dans le sable, l’odeur des embruns – me permet de saisir les lieux. Je peins sur des petits formats carré, qui offrent une forme d’abstraction très différente des formats paysage utilisés au 19ème siècle. Folle est l’ambition de regarder un paysage immense qui n’a de limite que celle de notre propre regard et de vouloir l’installer sur un format défini ! Folle est également celle de passer d’un monde tridimensionnel à un monde en deux dimensions. Beaucoup de la magie de la peinture réside dans cette traduction. Après avoir peint ces petits tableaux, un second chapitre s’ouvre dans mon atelier. Quand je suis dans la nature, j’utilise la peinture pour peindre un paysage, mais installé dans mon atelier, j’utilise ce paysage pour faire de la peinture. Ces deux moments se nourrissent l’un l’autre.
Guy de Malherbe, Brèche, huile sur toile, 146 x 114 cm
Vous semblez vivre votre peinture comme une aventure sensible. Qu’est-ce qui vous a conduit vers cette discipline ? Quelle a été votre formation ?
Enfant, j’ai eu la chance de suivre les cours de dessins de l’école Martenot créée par Ginette Martenot – sœur de Maurice, inventeur des ondes Martenot – qui avait développé une pédagogie particulière d’initiation à la musique et au dessin où la liberté du geste, l’équilibre, l’harmonie et la vitalité étaient avant tout valorisés. Nous peignions et dessinions sur de grands formats et avions ainsi accès à une échelle différente de celle – habituelle chez les enfants – des bandes-dessinées.
A l’école, Tibor Gertler, extraordinaire artiste d’origine hongroise qui possédait une grande intelligence du dessin, a été aussi pour moi un merveilleux professeur que j’ai continué à fréquenter après le bac. Je lui rendais souvent visite à La ruche où il résidait.
Mes études m’ont conduit de façon plus erratique en différents lieux, de Penninghen, à Olivier de Serre mais les formations qui y étaient dispensées ne m’ont pas convenu. Mon bref passage aux Beaux-Arts n’aura duré que 15 jours ! A l’époque, les professeurs, souvent imprégnés d’un héritage où l’abstraction américaine se mêlait au surréalisme, privilégiaient le hasard et la spontanéité de l’expression à toute formation académique. Je me sens néanmoins très redevable vis-à-vis de plusieurs de mes professeurs, notamment à Penninghen, qui m’ont transmis beaucoup de choses essentielles et parfois des petits conseils techniques qui continuent de me trotter dans la tête lorsque je dessine. Je voulais savoir dessiner un visage, une main, un pied. Je ressentais la contrainte de cet apprentissage comme le préalable nécessaire à ma liberté de créer. J’ai préféré poursuivre ma route, seul.
Guy de Malherbe, Reliefs six huîtres fond vert, huile sur toile, 2020
Votre place est singulière dans le paysage de l’art contemporain.
La recherche à tous prix d’une originalité dans ce que l’on fait n’a pas grand intérêt. Aucune réflexion préalable ne précède mon travail ; celle-ci ne se révèle qu’après avoir peint. L’impulsion initiale de mes peintures est souvent liée à une excitation visuelle. Quand je finis un repas d’huitres, je constate que cette accumulation de coquilles vides propose un rythme visuel qui est très beau. La beauté des nacres, leurs couleurs et leur matière me donnent envie de les peindre. Ce n’est qu’une fois en avoir peint une série, que ces coquilles d’huitre se révèlent des vanités, dont le sujet – des reliefs de repas - établit un lien avec mes tableaux d’éboulis et de rochers. Ce lien, aussi évident soit-il, ne m’est pas apparu avant de peindre.
Vous évoquez la beauté d’une huitre, son iridescence, sa matière. L’expression sensible de la beauté semble presque taboue dans le paysage de l’art contemporain en France dont les préoccupations relèvent essentiellement du politique.
Je viens de lire Nœuds de vie, un petit recueil de notes écrit par Julien Gracq dans les années 70 où il se plaint de ce que l’écrit ait été colonisé par les sciences humaines. Je constate absolument la même chose pour les arts visuels. L’œuvre visible est précédée par le langage des mots et se trouve presque réduite à l’état d’illustration d’un texte, le plus souvent sociologique et politique. Le « Ah c’est beau ! » qui exprime si spontanément le ressenti physique et sensible face à une œuvre visuelle est banni. Une vision néo marxiste mélangée à un rationalisme très français me semble au moins en partie expliquer ce phénomène. De passage à la maison, Sean Scully m’a un jour dit : « The problem with the French is that everything comes from here » – il me montrait sa tête – « and nothing comes from here », en me montrant son cœur. Ce qui m’enchante dans la pratique de la peinture est qu’elle met en œuvre toutes nos capacités : la pensée n’est jamais séparée du mouvement du corps en action. L’activité de la peinture est sexuée, pour ne pas dire sexuelle, dans son fonctionnement même: un désir, un enthousiasme, un accomplissement puis une fatigue. A cela s’ajoute la sensibilité, ce que nous ressentons des choses, nous émeut, nous bouleverse, nous saisit.
Diriez-vous qu’un discours idéologique s’est emparé des arts visuels ?
La recherche de pureté de certaines démarches artistiques me fait parfois penser aux cathares ! Cela m’inquiète, mais je m’efforce malgré tout à aller voir des expos dont je pense que je ne vais pas les aimer. C’est toujours intéressant et on a parfois de très bonnes surprises ! Je souhaite rester le plus ouvert possible ! L’une des plus grandes difficultés de l’existence est de dépasser nos préjugés. Il est si rassurant d’établir des marqueurs une fois pour toutes !
Eugène Delacroix, Le combat de Jacob et de l'ange, église Saint-Sulpice, Paris
A cette posture, vous préférez l’émerveillement.
La capacité d’émerveillement est un ferment puissant de mon envie de peindre. En revoyant le mois dernier les peintures de Delacroix à l’église Saint-Sulpice, je me suis senti remué. Plus de 150 ans après avoir été peintes, ces œuvres continuent de nous émouvoir puissamment. Une œuvre ouvre un monde, transporte vers des territoires inconnus et sans fin, non circonscrits à un univers de forme ou à un slogan. La forme n’enferme pas le fond. Elle le laisse vivre !
Ces mondes sont chez vous constitués de matières minéralogiques faites d’éboulis, de reliefs…
Mes parents louaient tous les étés une maison à Cadaqués, un lieu qui m’a beaucoup marqué dans mon enfance. La roche friable qui prend des formes incroyables au contact de l’eau, les odeurs, les parfums, la beauté de ce paysage…ont éveillé ma sensibilité. Plus âgé, j’ai découvert que cette maison avait été celle de Dali et qu’il y avait reçu Buñuel, Garcia Lorca, Alberti... J’ai aussi appris que de très nombreux peintres étaient passés par Cadaqués, comme Duchamp, Derain ou encore Picasso, qui séjournait chez les Pichot, une famille d’artistes merveilleux...
Les éboulis, ce sont aussi les falaises normandes ou celles de tuffeau de la vallée du Loir où se niche un habitat troglodyte. J’y suis revenu vivre depuis 10 ans, au château de Poncé.
Nous sommes nous aussi constitués de couches de sédimentations à la manière des falaises !
Oui, et je peins d’ailleurs des autoportraits sous la forme de millefeuille, image qui en psychanalyse, je crois, a remplacé celle de l’oignon pour signifier que nous sommes constitués de plusieurs couches d’égale valeur. Je me sens comme un millefeuille composé de différentes strates qui essaient de se tenir tout en restant savoureuses ! L’analogie avec les falaises constituées de différentes couches minéralogiques ne m’est apparue qu’après les avoirs peints, de même que le fait qu’un livre est aussi un millefeuille. Intuitivement, on se dirige vers un univers de formes qui entre en résonance avec soi !
Guy de Malherbe, Autoportrait 6 mars 2019, huile sur toile, 2019
De forme mais aussi de mots. Les titres que vous utilisez sont souvent polysémiques.
Comme les reliefs, effectivement ! Ce mot, qui m’est venu à la lecture de la fable Le Rat des villes et le Rat des champs de La Fontaine (Autrefois le Rat de ville, Invita le Rat des champs, D'une façon fort civile, À des reliefs d'Ortolans) s’est diffusé vers d’autres acceptions. Les reliefs renvoient aux falaises, mais aussi à la matière picturale. Chaque artiste a une écriture de matière qui lui est propre : très grasse chez Van Gogh et Ruisdael, maigre chez Rothko… Dans un monde où tout est glacé, lisse, désincarné, la peinture se pose comme une proposition charnelle, physique. Elle est pour moi un prolongement de l’épiderme de l’auteur. Quand je vois un tableau d’Anselm Kiefer, de Markus Lüpertz, Per Kirkeby ou encore Monet, j’ai sous les yeux une déclinaison du corps de ces artistes.
Guy de Malherbe, Reliefs cotes d'agneau dans l'ovale, huile sur toile, 97x130 cm, 2020
tout ce que vous m’exposez, les sens sont sollicités. La vue, bien sûr, mais aussi le toucher, le goût et même l’odorat. Je rêve d’une exposition qui mettrait en scène plusieurs de ces sens, notamment l’odorat ou le goût.
J’entretiens un rapport comestible avec la peinture : j’en boufferais ! Je ressens dans mon corps le même attrait pour la peinture que pour la nourriture. Quand vous évoquez le fait d’associer différents sens dans l’appréhension de l’art et de la peinture en particulier, cela me parle absolument ! Je pense à l’instant à un merveilleux peintre catalan, Joan Hernandez Pijuan dont la peinture est constituée de matières incroyablement sensuelles, comme des glaçages de pâtisserie. J’ai découvert qu’il était passionné de cuisine ! La galerie La Forest Divonne qui présente mon travail va bientôt organiser un événement qui fera dialoguer des artistes de la galerie et des grands chefs. J’y serai associé à Bruno Verjus.
D’autres projets sont, j’imagine, en préparation.
Je prépare une exposition à la mairie du 13ème arrondissement, dont l’espace me permettra de présenter de très grands formats. Je participerai également à l’exposition Vanités prévue par la galerie La Forest Divonne pour la foire Art Paris en septembre prochain. Et je continue à peindre des artichauts, des langoustines ou encore des éboulis par l’observation de ce qui se présente, d’une grande beauté, dans l’univers des formes et des couleurs.
Propos recueillis par Axelle Viannay en juin 2021.
Crédits photographiques des œuvres de Guy de Malherbe, Illés Sarkantyu
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